Ernest MANDEL – Quatre textes sur l’organisation du prolétariat

Compilation de quatre textes d’Ernest MANDEL au sur la question de l’organisation du prolétariat :

  • Sources théoriques et historiques du parti bolchévik (1953)
  • Lénine et le problème de la conscience de classe prolétarienne
  • La théorie léniniste de l’organisation (1970)
  • Actualité de la théorie d’organisation léniniste à la lumière de l’expérience historique (1971)

1) Sources théoriques et historiques du parti bolchévik

Ernest Mandel – Quatrième Internationale, novembre, 1953, pp. 34-46

Le mouvement ouvrier politique est le produit historique de la démocratie petite-bourgeoise. C’est à l’extrême gauche du radicalisme jacobin que les premiers porte-paroles du Quatrième Etat, prenant au mot les défenseurs des idéaux de la révolution bourgeoise, dénoncent le caractère formel et hypocrite de leur liberté qui implique en fait la négation de toute égalité et de toute fraternité. Le premier balbutiement politique de la classe ouvrière moderne est entendu chez Babeuf et certains enragés de la Révolution française qui se séparent au cours même de la Révolution de la Montagne jacobine.

Marx et Engels apparaissent d’abord comme collaborateurs de journaux et de mouvements d’extrême gauche démocratique petite-bourgeoise. Lassalle et Wilhelm Liebknecht constituent les premières organisations social-démocrates en Allemagne en se séparant de forces populistes et radical-démocratiques. Plekhanov, le fondateur du mouvement ouvrier politique russe, fait partie de l’organisation populiste « Terre et Liberté « avant de construire le premier groupe marxiste russe. En Grande-bretagne, le mouvement ouvrier politique a vécu son premier siècle en symbiose avec le radicalisme petit-bourgeois. Aux Etats-Unis, cette symbiose n’est pas encore terminée aujourd’hui en ce qui concerne la masse des travailleurs.

Mais si le radicalisme petit-bourgeois est le père légitime du mouvement ouvrier politique – sa mère étant l’organisation spontanée syndicale et d’entraide ouvrière – ce mouvement ne peut naître qu’en rompant brutalement avec cette parenté. Les buts historiques du mouvement ouvrier et du radicalisme petit-bourgeois sont en effet incompatibles. Le radicalisme petit-bourgeois tend à obtenir le maximum d’avantages égaux pour les petits artisans et les entrepreneurs dans le cadre de la société bourgeoise.

Ses représentants les plus éclairés n’acceptent une réforme de la propriété bourgeoise des moyens de production que dans le but de consolider la propriété du petit producteur autonome. Le mouvement ouvrier politique tend vers l’abolition de toute propriété privée des instruments de travail. Maintenir le mouvement ouvrier dans le cadre du radicalisme petit-bourgeois, c’est empêcher le prolétariat d’avancer à côté des revendications démocratiques générales, ses propres revendications spécifiques ; c’est empêcher le prolétariat de défendre à côté de la cause de toutes les couches plus ou moins opprimées de la société ses propres intérêts de classe à lui.

« Quand les petits-bourgeois démocratiques sont partout opprimés, ils prêchent en général unité et conciliation au prolétariat ; ils lui offrent la main et tendent à établir un grand parti d’opposition qui contient toutes les nuances du parti démocratique. C’est-à-dire : ils tendent à impliquer les ouvriers dans une organisation de parti dans laquelle prédominent les phrases social-démocrates générales, derrière lesquelles se cachent les intérêts petits-bourgeois particuliers, et dans laquelle les revendications particulières du prolétariat ne peuvent pas être avancées afin de ne pas troubler la chère unanimité. Une telle unité ne serait que dans leur intérêt, et totalement au désavantage du prolétariat « (K. Marx : Adresse de la Direction-centrale des communistes de mars 1850, p. 131, dans : Karl Marx, Enthüllungen uber den Kommunistenprozess zu Köln, introduction de F. Engels et annotations de F. Mehring, 4ème édition, Berlin 1914, Buchiandiung Vorwarts).

L’établissement de la ligne de séparation théorique et pratique d’avec le radicalisme petit-bourgeois, c’est l’acte de naissance du mouvement ouvrier politique. L’œuvre de Marx et Engels établit cette séparation sur le plan des idées. La constitution d’organisations politiques indépendantes de la classe ouvrière l’établit dans le domaine de la pratique. Mais dès que le mouvement ouvrier autonome a atteint une première phase de maturité, la même tâche de séparation d’avec la théorie et la pratique du radicalisme petit-bourgeois se pose une seconde fois.

Le parti ouvrier étant devenu une des principales forces politiques de la nation, avant tout la force qui incarne et symbolise la lutte contre toutes les formes d’oppression inhérentes à la société contemporaine, il devient un puissant pôle d’attraction pour tous les représentants du radicalisme petit-bourgeois qui ne peuvent plus jouer un rôle politiquement indépendant entre le prolétariat et la bourgeoisie. Ces éléments pénètrent par centaines et milliers dans les organisations ouvrières de masse, y apportant le plus souvent leurs idées et préjugés particuliers.

La lutte pour dépasser la théorie et la pratique du radicalisme petit-bourgeois se repose de nouveau pour les marxistes – mais c’est une lutte à l’intérieur des organisations ouvrières. La théorie d’organisation léniniste tend à codifier les règles de cette lutte. Elle détermine la structure d’organisation la plus apte à permettre au prolétariat de conserver son parti politique comme expression de ses propres intérêts historiques – et non pas comme arène où petite-bourgeoisie et prolétariat s’affrontent en d’éternelles discussions.

L’actualité de la révolution

La séparation nette entre le radicalisme petit-bourgeois et le mouvement politique de la classe ouvrière ne peut se manifester par rapport aux réformes de la société bourgeoise. Le radicalisme petit-bourgeois peut appuyer la plupart des réformes proposées par les représentants ouvriers pour améliorer le fonctionnement démocratique de cette société ou alléger le sort des couches les plus déshéritées. Bien plus : il peut se lancer dans une telle lutte avec plus de décision et d’esprit de suite que les véritables représentants du prolétariat, qui conservent constamment à l’esprit les résultats forcément restreints d’une telle lutte et ont le devoir d’en avertir les ouvriers.

La séparation nette entre le radicalisme petit-bourgeois et le mouvement politique de la classe ouvrière n’apparaît que par rapport aux buts historiques de ces deux forces sociales à la lumière de leur attitude envers les problèmes de la révolution. Seul le parti ouvrier peut inscrire sur son drapeau la révolution sociale la plus radicale de tous les temps, qui débute avec l’expropriation des propriétaires capitalistes et semi-féodaux des moyens de production, pour aboutir au dépérissement des classes, de l’Etat et de toute forme d’exploitation et de contrainte de l’homme par l’homme.

Il n’est donc pas étonnant que cette question précise de la révolution socialiste et des moyens pour la réaliser – la conquête du pouvoir politique par la classe ouvrière, la destruction de l’appareil d’Etat bourgeois, la constitution d’un Etat d’un type nouveau qui n’est plus un Etat dans le vieux sens strict du mot, qu’on l’appelle « dictature du prolétariat « ou « démocratie prolétarienne « – représente le principal point de discorde, aussi bien entre parti radical petit-bourgeois et parti ouvrier, qu’entre courants petits—bourgeois et courants prolétariens à l’intérieur des partis ouvriers :

« Alors que l’utopie, le socialisme doctrinaire qui subordonne le mouvement dans son ensemble à l’un de ses moments, qui remplace la production sociale communautaire par l’activité cérébrale de pédants individuels et qui fait surtout disparaître dans son imagination la lutte révolutionnaire des classes avec toutes ses nécessités à l’aide de petits tours de main ou de grande sentimentalité, alors que ce socialisme doctrinaire qui au fond ne fait qu’idéaliser la société actuelle… est abandonné par le prolétariat à la petite-bourgeoisie… le prolétariat se regroupe de plus en plus autour du socialisme révolutionnaire, du communisme… Ce socialisme-là, c’est la déclaration de classe du prolétariat en tant que point de passage nécessaire vers l’abolition de toute différence de classe… « (Karl Marx : Les Luttes de classes en France, 1848 à 1850, édition allemande, Moscou 1939, Verlag fur Fremdsprachige Literatur, p.118).

Seules les forces du parti ouvrier qui restaient orientées vers la révolution socialiste en tant que perspective pratique, concrète, à brève échéance, pouvaient considérer la nécessité d’une lutte acharnée avec les représentants du radicalisme petit-bourgeois à l’intérieur du mouvement ouvrier comme une question de vie ou de mort pour ce mouvement. En l’absence de perspectives révolutionnaires, une telle lutte prenait l’aspect d’une activité factice et stérile, portée vers le « dogmatisme « et la « coupure de cheveux en quatre « . En présence de perspectives révolutionnaires concrètes, pratiques, à brève échéance, cette lutte devenait la simple nécessité de débarrasser un parti se préparant à une révolution de tous ceux qui, pour des raisons sociales profondes, étaient des adversaires inévitables de cette révolution.

Comme l’a bien dit Georg Lukacs quand il pouvait encore s’exprimer librement, le léninisme, c’est avant tout la conviction profonde de l’actualité de la révolution (Georg Lukacs, « Lénine « , 1924). Tous les préceptes d’organisation de Lénine découlent de cette conception de l’actualité de la révolution à l’étape contemporaine.

Conscience ouvrière et conscience communiste

Mais qui dit actualité de la révolution prolétarienne dit actualité d’une action consciente d’une classe sociale, non pas soulèvement spontané d’une foule indistincte. Ce qui distingue précisément la révolution prolétarienne de toute autre révolution précédente dans l’histoire, c’est qu’elle est irréalisable sans que ses principaux acteurs – non pas quelques « chefs « , mais des milliers et des centaines de milliers de prolétaires – aient hautement conscience du but de leur action.

Toutes les révolutions sociales précédentes dans l’histoire comportaient deux aspects nettement séparés : d’une part, une révolte du peuple excédé par la misère et l’injustice ; d’autre part, le passage du pouvoir à une classe qui avait déjà entre les mains les principales ressources économiques de la société, passage qui se déroulait à l’insu du peuple qui venait de donner son sang pour la victoire révolutionnaire. La révolution prolétarienne ne tend pas à remplacer une forme d’exploitation par une autre. Elle tend à abolir toute forme d’exploitation de l’homme par l’homme. Elle ne peut donc pas se satisfaire d’un déroulement automatique du processus révolutionnaire. Elle tend à l’orienter vers un but précis : la socialisation des moyens de production par la conquête du pouvoir politique par le prolétariat. La victoire de la révolution prolétarienne a comme précondition subjective un certain niveau de conscience socialiste chez de larges masses de prolétaires. Le capitalisme ne prépare que les préconditions objectives sans l’existence desquelles l’entreprise serait utopique, c’est-à-dire vouée à l’échec.

Tout cela est généralement admis par tous ceux qui se réclament du marxisme. Mais une fois qu’on admet le rôle prédominant joué par la conscience socialiste, par l’orientation consciente, vers la victoire et le parachèvement de la révolution socialiste, on est amené à se poser la question : quelles sont les racines, quelles sont les sources de cette conscience ? A cette question, il n’y a qu’une réponse possible : la conscience communiste moderne, contrairement à l’instinct communiste tel qu’il subsiste dans des communautés primitives, est un produit de la science, et seulement indirectement, à travers le processus de sa formation historique, un produit de la société bourgeoise. Produits automatiques, inévitables, de la société bourgeoise, ce sont l’exacerbation des contradictions de classe d’une part et son corrélatif inévitable, l’esprit de révolte et d’indignation sociale de larges masses ouvrières contre le système d’autre part.

Mais pas plus qu’on ne peut accéder à la science médicale parce qu’on se révolte contre la douleur physique, pas plus ne peut-on accéder instinctivement à la science sociale parce qu’on se révolte contre l’injustice sociale. La science du communisme moderne, faite d’analyse historique, économique et sociale des origines et du développement de la division de la société en classes, et des préconditions matérielles pour le rétablissement d’une société communautaire, ne s’acquiert qu’à travers l’éducation et l’étude.

Bien plus : les idées socialistes primitives que des ouvriers acquièrent plus ou moins spontanément et que les premiers représentants du mouvement ouvrier prémarxiste ont développées comportent nécessairement une forte dose d’idéologie bourgeoise et petite-bourgeoise. C’est à tel point vrai que Marx insiste sur le fait que dès ses premiers progrès le mouvement ouvrier abandonne à la petite-bourgeoisie ces idées « qui au fond ne font qu’idéaliser la société actuelle « . Cette prédominance d’idéologie bourgeoise et petite-bourgeoise chez les porte-paroles balbutiants de la classe ouvrière n’a rien d’étonnant. Elle reflète d’une part l’immaturité de la classe dans son ensemble qui commence à peine à se séparer de la paysannerie et de l’artisanat petit-bourgeois et qui n’est pas encore passée dans sa majorité par l’école de la grande fabrique moderne. Elle reflète d’autre part l’énorme prépondérance d’idées bourgeoises dans notre société en général, répandues par l’éducation, les traditions, les mœurs, sans oublier les conséquences directes, dégradantes du mode de production capitaliste lui-même. Ce n’est pas pour rien que Marx proclame que l’idéologie dominante d’une époque, c’est l’idéologie de la classe dominante !

Certes, il serait absurde de prétendre que le prolétariat est incapable d’accéder par lui-même à la conscience de classe, c’est-à-dire à la conscience des intérêts particuliers qui séparent la masse des travailleurs des intérêts des bourgeois, et à la nécessité de défendre ces intérêts par la solidarité et l’organisation collectives de tous les membres de sa classe. L’histoire abonde en exemples d’actions de classe du prolétariat avant la rédaction du Manifeste Communiste. Il ne serait même pas juste de dire que ces actions étaient exclusivement trade-unionistes ; L’insurrection ouvrière de juin 1848 à Paris était une insurrection nettement politique, et elle n’était ni inspirée ni dirigée par des théoriciens marxistes.

Mais toutes les actions ouvrières spontanées ne peuvent représenter qu’une étape, un moment limité de la marche du prolétariat vers le monde communiste. L’ensemble du programme communiste, la classe ouvrière ne peut y accéder ni spontanémentt, ni dans son ensemble. Seul une avant-garde ouvrière incarnant à la fois l’expérience de classe portée à sa plus haute expression, c’est-à-dire la conscience communiste. L’organisation efficace de cette avant-garde est indispensable si l’on veut faire accéder à plus longue échéance la majorité de la classe à cette même conscience, à l’aide de l’éducation, de l’exemple et de l’expérience collective.

Les « vices « du bolchévisme chez Marx, Engels art leurs disciples allemands

Ces principales racines théoriques de la conception léniniste de l’organisation aboutissent nécessairement à une technique organisationnelle déterminée. Mais cette conception découle aussi de l’ensemble de l’analyse marxiste du capitalisme, du prolétariat et de la marche du capitalisme au communisme. La technique d’organisation qu’elle implique se retrouve fidèlement chez les pères du marxisme, chaque fois qu’ils ont eu à résoudre des problèmes analogues à ceux auxquels était confrontée la social-démocratie russe en 1903. Quelques-uns des pires « vices « du bolchévisme contenus dans cette technique d’organisation – vices auxquels on s’efforce de rattacher la dégénérescence bureaucratique ultérieure de l’Etat soviétique – ont été pratiqués l’un après l’autre – par Marx, Engels et l’aile marxiste de la social démocratie allemande à l’époque de sa maturité.

On a reproché à Lénine d’avoir insisté outre mesure sur la nécessité d’une organisation communiste centralisée, close, nettement séparée des sympathisants, compagnons de route, ouvriers non-conscients ou allié petits-bourgeois. En fait, c’est la discussion autour de cette conception du militant communiste, opposée à celle du membre d’un « parti de masse « qui a cristallisé le débat sur les statuts dans le 2ème congrès de la social-démocratie russe qui a abouti à la séparation entre bolcheviks et mencheviks. Or Marx et Engels ont à plusieurs reprises défendu un point de vue analogue, répondant à la même préoccupation de séparer nettement les représentants de la conscience de classe portée à sa plus haute expression des représentants d’idées ou de mentalité radicales petite bourgeoises. Parlant de l’attitude des communistes allemands au début de la Révolution de 1848 en Allemagne, Marx écrit :

« En même temps (1848-49) l’organisation jadis ferme de l’Association (des communistes) fut considérablement relâchée. Une grande partie des membres, participant directement au mouvement révolutionnaire, pensait que le temps des sociétés secrètes était passé et que l’action publique était suffisante. Les différents districts et communes laissaient se relâcher leurs liaisons avec la direction centrale et s’endormaient progressivement. Alors que le parti démocratique, le parti de la petite-bourgeoisie, s’organisait toujours davantage en Allemagne, le parti ouvrier perdait sa seule base solide, n’était plus organisé que dans quelques localités et pour des buts locaux. Pour cette raison, il fut complètement soumis à la domination et à la direction des démocrates petits-bourgeois dans le mouvement général. Il faut en finir avec cette situation ; il faut rétablir l’autonomie des travailleurs » (Adresse à la Direction de l’Association des Communistes de mars 1850.).

Nous voyons que, pour Marx, le relâchement de l’organisation centralisée équivalait à la perte d’autonomie organisationnelle du mouvement ouvrier et à sa subordination aux idées et à la direction petite-bourgeoise. Ce seront les mêmes arguments que Lénine opposera près d’un demi-siècle plus tard aux mencheviks russes. Engels de son côté utilise les mêmes principes dans sa polémique avec les dirigeants sociaux-démocrates allemands, lors du premier développement de courants petits-bourgeois dans ce parti.

« Lorsque ces messieurs (les intellectuels petits et grands-bourgeois) voudront constituer un parti petit-bourgeois social-démocrate, ils seront tout à fait dans leur droit ; on pourrait négocier avec eux, constituer un cartel avec eux selon les circonstances, etc. Mais dans un parti ouvrier, ils sont un élément faux. S’il y a des raisons pour les tolérer momentanément, il y a obligation de ne faire que les tolérer, de ne leur permettre aucune influence sur la direction du parti, de rester conscients de ce que la rupture avec eux n’est qu’une question de temps. Il paraît d’ailleurs que le moment soit déjà venu (pour cette rupture). » (Brouillon de la lettre de Marx et d’Engels à Bebel, Liebknecht, Bracke et autres dirigeants du parti social-démocrate allemand, sept. 79 ).

Empêcher que les éléments petits-bourgeois ne prennent de l’influence sur la direction du parti, voilà la préoccupation essentielle qui guidait Lénine dans ses propositions statutaires de 1903. Engels écrira quelques années après la lettre précitée, que la scission entre l’aile droite (petite-bourgeoise) et l’aile gauche est inévitable dans la social-démocratie allemande : « Depuis longtemps, je ne me suis fait aucune illusion sur le fait qu’un jour éclatera la discussion avec les éléments de convictions bourgeoises dans le parti, et qu’une séparation entre l’aile droite et l’aile gauche se produira… » (lettre à Bebel du 21 juin 1882).

La même idée, Engels l’exprimera à plusieurs reprises, notamment dans sa lettre à Bernstein du 12 juin 1883, sa lettre à Bernstein du 5 juin 1884, dans sa lettre à Sorge du 3 juin 1885, sa lettre à Becker du 15 juin 1885, etc. Ce « scissionisme « prétendument introduit par Lénine dans le mouvement ouvrier moderne date d’ailleurs des origines mêmes du mouvement marxiste. Dans l’Adresse de la Direction centrale à l’Association des Communistes de juin 1850, Marx écrit notamment : « Les chefs du parti chartiste révolutionnaire se maintiennent également en rapports réguliers avec les délégués de la Direction centrale. Leurs journaux sont à notre disposition. La rupture entre ce parti révolutionnaire indépendant et la fraction plus encline à la conciliation, dirigée par O’Connor, a été considérablement accélérée par les délégués de l’Association. »

C’est que le parti révolutionnaire du prolétariat, incarnant la conscience de classe portée à sa plus haute expression, à son plus haut point ne peut être efficace que s’il n’est pas dilué dans une masse d’adhérents introduisant dans ce parti les conceptions et préjugés petits-bourgeois ou bourgeois. Une ligne droite réunit cette attitude de Marx en 1850 à celle de Lénine en 1903. Il en est de même avec cet autre reproche fait au bolchévisme, selon lequel il aurait exagéré les pouvoirs accordés aux directions centrales de l’organisation (la fameuse « dictature du comité central sur le parti « ). Il est intéressant de voir que quelques-uns des principaux griefs adressés aux propositions organisationnelles léninistes – la possibilité pour le comité central dans des conditions exceptionnelles de décider quels personnes ou groupes locaux pourraient adhérer ou non au parti ; la possibilité de décider dans certaines conditions de l’exclusion de sections locales indisciplinées qui cependant gardent un droit d’appel au congrès du parti – se retrouvent littéralement dans la pratique organisationnelle de Marx et d’Engels, pour la simple raison que sans l’utilisation occasionnelle de telles méthodes, aucune organisation centralisée plus ou moins clandestine ne peut subsister :

« L’émissaire (de l’Association des Communistes) envoyé en Allemagne, qui reçut un vote d’approbation de la Direction centrale pour son activité, n’a pourtant admis que les gens les plus sûrs comme membres de l’Association ; il a laissé à leurs connaissances locales le soin d’étendre celle-ci. Il dépendra des conditions locales si des révolutionnaires pourront être admis à l’Association ou non. Là où cela ne sera pas possible, il faut grouper les gens qu’on peut utiliser du point de vue révolutionnaire et qui sont sûrs, mais qui n’ont pas encore compris les ultimes conséquences communistes du mouvement actuel, en une deuxième classe de membres de l’Association dans un sens plus large.

« Cette deuxième classe de membres, auxquels il ne faut dévoiler que les liaisons locales et provinciales, doit rester continuellement sous la direction des membres de l’Association proprement dits et de la direction de l’Association. A l’aide de plus amples liaisons, il faut organiser fortement l’influence notamment sur les organisations paysannes et les associations de gymnastique. L’organisation en détail doit être laissée aux cercles dirigeants… « (Adresse de la Direction centrale à l’Association des Communistes de juin 1850 ). Voilà la tactique du « noyautage « tant décriée et attribuée à Lénine, clairement énoncée par Marx dès 1850 !

Et dans la lutte contre les anarchistes Engels est même allé plus loin encore : « (Engels) lui-même proposa le 12 septembre (1871) à la séance plénière du Conseil général de la première internationale le projet de programme élaboré dans une sous-commission. A cette occasion, des voix s’élevèrent contre la revendication que le Conseil Général recevrait le droit d’expulser les sections avec lesquelles il considérait impossible d’arriver encore à un accord. Mais une légère concession d’Engels permit encore de calmer la résistance. Maintenir le pouvoir du Conseil Général dans toute son ampleur précédente, voilà ce qui parut indispensable aux deux amis (Marx et Engels) pour que l’Internationale puisse continuer à vivre. Ils étaient convaincus que celle-ci se mourrait lentement si les fil qui rattachaient toutes les sections au point central étaient coupés ou même rejetés. « (Gustav Mayer).

Mehring de son côté raconte comment, au moment où la social-démocratie allemande eut à souffrir la persécution de la loi contre les socialistes, des dispositions textuellement identiques à celles que défendait Lénine en 1903 furent prises : « On transmit à la fraction au Reichstag la direction des prochaines élections parlementaires, avec droit de cooptation , et le pouvoir d’instituer une sous-commission pour la conduite (quotidienne) des affaires – combien ne fut âprement discuté ce même droit de cooptation dans la social-démocratie russe ! E.M.- On rompit avec le système de nommer des candidats connus dans le maximum de circonscriptions. Tous les candidats ne devaient pas seulement reconnaître inconditionnellement le programme du parti mais également s’engager à participer à toutes les actions décidées par l’ensemble de la direction représentative du parti .- Nous retrouvons ici presque textuellement le point litigieux qui causa la scission en 1903 en Russie, E.M.- ».

La conscience communiste « de l’extérieur » dans le mouvement ouvrier

Mais même le reproche le plus grave qu’on a adressé à la théorie léniniste de l’organisation touche, au-delà de Lénine, l’ensemble des conceptions d’organisation marxistes. Il s’agit de la fameuse thèse développée par Lénine dans « Que faire « , selon laquelle le prolétariat serait incapable d’arriver par lui-même à la conception du monde marxiste, c’est-à-dire à la conscience de classe sous sa forme la plus élevée, et selon laquelle cette conscience devrait être introduite dans la classe ouvrière de l’extérieur, par des intellectuels communistes. Cette thèse a été formulée en effet non par Lénine mais par Kautsky, et avant lui par Victor Adler dans le programme de Hainfeld de la social-démocratie autrichienne.

Elle était partie intégrante des conceptions organisationnelles de la IIème Internationale dans sa plus belle période, du vivant d’Engels. Il suffit, pour s’en rendre compte, de lire les passages suivants de deux articles de Kautsky qui, étant donné leur date de parution, semblent avoir dû inspirer directement le « passage analogue dans « Que faire « de Lénine : « S’il ne doit pas rester tout à fait naïf et politiquement inefficace, le socialisme présuppose la compréhension dans leur grande complexité des rapports sociaux et leur analyse méthodique. Mais la science est aujourd’hui encore un privilège des classes possédantes.

Le prolétariat ne peut donc pas produire de lui-même un socialisme rempli de vitalité ; celui-ci doit lui être apporté par des penseurs qui, armés de tous les instruments de la science bourgeoise se placent sur un point de vue prolétarien et développent de ce point de vue une nouvelle conception prolétarienne de la société. Comme on sait, ce sont pour la plupart des éléments provenant de la bourgeoisie qui ont transformé le mouvement inconscient du prolétariat en un mouvement conscient et autonome, et qui ont ainsi préparé et finalement fondé la social-démocratie . »(17 avril 1901).

Et encore, dans l’article « La révision du programme de la social-démocratie en Autriche « , Neue Zeit, 20ème année, 1er tome. No du 18 octobre 1901, pp.79-80, Kautsky souligne l’idée exacte contenue dans l’ancien programme de Hainfeld de la social-démocratie autrichienne : « La conscience socialiste est donc quelque chose d’introduit de l’extérieur dans la lutte de classe du prolétariat, non quelque chose d’organiquement développé par cette lutte de classe. « Le nouveau programme social-démocrate autrichien, crée de la confusion, dit Kautsky, parce qu’il représente la conscience socialiste comme un produit du développement du capitalisme au même titre que la lutte de classe.

Il y a dans les affirmations de Kautsky, reprises par Lénine dans « Que faire « , un fond solide de vérité : il est incontestable que la conscience socialiste n’est pas un produit automatique, ni de la lutte de classe ni de la société capitaliste. Il suffit de considérer le 19ème siècle en Grande Bretagne et le 20ème siècle aux Etats-Unis pour s’en rendre compte. Il est cependant exagéré d’affirmer que le prolétariat – plus correctement : les éléments les plus avancés du prolétariat- sont incapables d’arriver par eux-mêmes à la conscience socialiste. Ce qui est vrai pour la classe en général n’est pas vrai pour l’avant-garde.

Si l’introduction d’idées marxistes par des intellectuels passés au mouvement ouvrier peut faciliter et accélérer la victoire d’idées marxistes en son sein, cette victoire est à la longue inévitable même sans l’intervention des intellectuels, parce que l’expérience de la lutte de classes amène inexorablement les éléments les plus avancés, les plus intelligents, les plus révolutionnaires de la classe ouvrière aux conclusions marxistes. C’est seulement dans ce sens, qui n’enlève rien au fond du raisonnement, qu’il faut mitiger l’affirmation de Kautsky-Lénine.

Lénine lui-même a opéré cette correction lorsqu’il réédita en 1908 ses articles rédigés au cours des différentes polémiques internes dans la social-démocratie russe. Dans la préface de cette collection, publiée sous le titre « Douze années » , il écrit notamment : « La précondition fondamentale pour ce succès (la consolidation du parti), ce fut naturellement le fait que la classe ouvrière, dont l’élite a créé la social-démocratie, se distingue pour des raisons économiques objectives de toutes les classes de la société capitaliste par la capacité d’organisation. Sans cette précondition, l’organisation des révolutionnaires professionnels ne serait qu’un jeu, qu’une aventure, qu’une simple enseigne, et la brochure « Que faire ? « souligne toujours de nouveau que l’organisation de révolutionnaires professionnels qu’elle propose n’a de sens qu’en relation avec « la classe vraiment révolutionnaire se soulevant élémentairement (spontanément) à la lutte « .

Et plus loin dans la même préface, il souligne que les méfaits de l’organisation de petits cercles, reflétant « une étape très jeune et non mûre du mouvement ouvrier d’un pays « , ne peuvent être surmontés que par : « L’élargissement du parti vers des éléments prolétariens combiné au travail de masse ouvert « .

Mais il n’en reste pas moins vrai que l’ensemble de la théorie d’organisation marxiste, dont la conception l’organisation léniniste ne représente que la formule la plus achevée, reste fondée sur une appréciation scientifique, réaliste de la classe ouvrière telle qu’elle est produite par le capitalisme, et non pas sur l’image d’Epinal qui présuppose à la fois une extrême misère physique et morale chez le prolétariat, et sa capacité de saisir instinctivement une théorie qui a comme fondement l’acquit de 2.000 ans de développement de la science de l’homme.

Les deux fondements du bolchévisme

La théorie léniniste de l’organisation ne met pas seulement l’accent sur la nécessité d’introduire « de l’extérieur « la conscience communiste dans la classe ouvrière. Ce n’est pas seulement la constitution de tous les éléments communistes de la classe ouvrière en un parti séparé de la masse, comme instrument nécessaire à la victoire de la révolution socialiste qui fait l’essence du bolchévisme. Il y a un autre élément indispensable pour intégrer cette théorie de l’organisation dans l’ensemble de la conception marxiste du monde ; c’est la nécessité du lien plus intime entre l’avant-garde organisée et la « classe vraiment révolutionnaire se jetant spontanément dans la lutte », la nécessité d’une participation inconditionnelle de l’avant-garde à tout mouvement réel de masses quelles que soient ses formes, ses erreurs, ses préjugés.

C’est seulement à travers ce lien le plus intime avec le mouvement et la lutte réels des masses que l’organisation d’avant-garde conquiert en pratique le droit de diriger les masses, droit qu’aucun matérialiste ne peut considérer comme concédé à priori. Chaque secte impuissante peut naturellement revendiquer ce droit pour des raisons idéologiques ; elle restera condamnée à le revendiquer en paroles. Pour les marxistes, il s’agit de le conquérir en pratique. Seule la participation de l’organisation d’avant-garde au mouvement réel des masses donne à l’avant-garde la possibilité de gagner la confiance et la direction des masses. Contrairement aux individus d’avant-garde, les masses n’apprennent ni par la lecture, ni par la propagande orale, ni même par l’exemple. Elles apprennent seulement par l’expérience. Leur expérience essentielle, c’est leur expérience de lutte. Sans participer à leurs luttes réelles, il n’y a pas moyen d’influencer ces expériences, ni surtout de faire accepter les conclusions qui s’en dégagent.

Le bolchévisme, c’est donc à la fois l’affirmation de la stricte nécessité d’organiser les communistes en parti séparé, avec une discipline et une centralisation toute orientée vers le but révolutionnaire, et l’affirmation de la stricte nécessité de maintenir l’organisation de l’avant-garde intimement intégrée dans la classe, avec son mouvement et ses luttes propres et spontanées. Le bolchévisme, c’est à la fois la proclamation de la séparation de l’avant-garde d’avec la classe, et de son intégration dans la classe. Comme tout ce qui existe, le bolchévisme est une unité des contraires. Si l’on détache et autonomise un des éléments de cette unité, on aboutit au résultat opposé à celui qu’on recherchait.

L’organisation séparée de l’avant-garde sans liens intimes, et sans intégration réelle dans la classe aboutit dans le meilleur des cas au sectarisme stérile dans le pire des cas au commandement bureaucratique et au viol du prolétariat par un groupe de « dirigeants aventuristes arbitraires « . L’intégration des éléments d’avant-garde dans le mouvement général de la classe sans leur organisation séparée aboutit à dissoudre la conscience communiste dans la conscience moyenne de la classe, qui est politiquement, une conscience petite bourgeoise, prisonnière de préjugés et d’idées petits-bourgeois. Les deux déviations doivent aboutir également à la destruction de toute démocratie prolétarienne véritable.

C’est seulement en tant qu’unité des contraires, c’est-à-dire en tant qu’organisation séparée de l’avant-garde mais intégrée complètement dans la classe, que le bolchévisme peut incarner la conscience de classe à sa plus haute expression et qu’il peut être un instrument révolutionnaire.

Cette conception n’a pas été formulée pour la première fois par Lénine, si son mérite historique est incontestablement celui de lui avoir donné une expression Achevée, Marx et Engels eux-mêmes ont expliqué la même conception pendant toute leur vie. Ils ont expliqué que, même si les sectes socialistes représentent une étape nécessaire dans le cheminement de la pensée socialiste, la classe ouvrière n’a pas manqué de leur être généralement hostile parce qu’elles condamnaient son mouvement réel. Marx et Engels ont mené une lutte tenace contre les proudhoniens, les owenistes et autres sectes qui refusaient d’appuyer les grèves et les luttes économiques réelles de la classe ouvrière. Ils ont combattu l’attitude sectaire des lassalliens envers les syndicats. Ils ont combattu l’abstentionnisme sectaire des anarchistes par rapport aux luttes politiques réelles de la classe ouvrière.

Engels en particulier critiqua âprement l’attitude des sectes pseudo-marxistes en Grande-Bretagne et aux Etat-Unis pour leur incapacité à s’intégrer dans le mouvement réel de la classe ouvrière dans ces pays. Dans ses lettres à Sorge, à Mme Wichnewetzky et à d’autres correspondants aux Etats-Unis, il développe cette idée des années durant : « Ce que les Allemands (Marxistes aux Etats-Unis E.M. 🙂 auraient dû faire, c’est agir d’après leur propre théorie – s’ils la comprennent comme nous le faisions en 1845 et 1848 – c’est-à-dire marcher pour tout mouvement de la classe ouvrière réelle, en accepter le point de départ de fait comme tel, et l’amener graduellement au niveau théorique, en faisant ressortir comment chaque faute faite, chaque défaite subie était une conséquence nécessaire d’erreurs d’ordre théorique dans le programme original. Ils auraient dû comme dit le Manifeste Communiste, « représenter dans le présent du mouvement l’avenir du mouvement. » (Lettre d’Engels à Mme Wichnewetsky du 28 décembre 1886.)

Conscience petite-bourgeoise et bureaucratie ouvrière

Sur la base de l’expérience soviétique, des polémistes malveillants ont voulu prétendre que la conception léniniste – en fait marxiste – de l’organisation se trouvait à la base de la dégénérescence bureaucratique du mouvement ouvrier. Cette thèse est historiquement absurde. La bureaucratisation du mouvement ouvrier est antérieure, du moins dans ses origines, à la scission dans la social-démocratie russe, et elle devenait prédominante à un moment où les idées n’exerçaient pas ou peu d’influence sur le mouvement ouvrier international. Dans une certaine mesure on peut même dire que Lénine formula sa théorie d’organisation sous une forme particulièrement aiguë pour empêcher dans son parti la manifestation de mêmes phénomènes de bureaucratisation qui commençaient déjà à apparaître dans la social-démocratie allemande et internationale.

En cela il a réussi plus que modérément puisque dans le parti qu’il créa la démocratie ouvrière fut maintenue pendant vingt ans et que le même parti mena en outre une révolution socialiste à la victoire sur un sixième de la surface terrestre. L’alternative social-démocrate à la conception d’organisation léniniste est une alternative profondément bureaucratique. La démocratie présuppose la participation active des administrés à l’administration, des membres à la direction de l’organisation. Ouvrir les portes du parti à une masse de membres passifs qui ne participeront jamais à sa direction, c’est assurer d’avance le monopole de celle-ci à une petite minorité.

Mais comme cette large masse, précisément pour les mêmes raisons pour lesquelles elles reste politiquement passive, subit à fond l’influence de l’idéologie dominante dans la société actuelle qui est l’idéologie bourgeoise (et ses différents affluents petits-bourgeois), elle appuiera, sauf à des moments exceptionnels, les courants petits-bourgeois arriérés dans la minorité activiste, contre les courants communistes, révolutionnaires. En d’autres termes, un parti ouvrier de 500.000 membres en temps normaux et calmes, est inévitablement contrôlé par un petit groupe de bureaucrates réformistes, à conscience prédominante petite-bourgeoise. Ceci a été démontré non seulement par le passé du mouvement ouvrier. Des études sociologiques objectives viennent de confirmer récemment avec éclat cette thèse en Grande-Bretagne et en Allemagne, où une enquête a démontré par exemple que tous les partis allemands « démocratiques « y compris le SPD, sont contrôlés par au maximum 600 personnes.

C’est précisément pour empêcher une telle évolution qui lui semblait devoir aboutir à la victoire du réformisme que Lénine insista si fortement – de façon si « exagérée » comme le pensent les bonnes âmes centristes qui ne comprennent pas le fond de la question – sur la nécessité d’admettre seulement dans le parti des membres actifs et de les éduquer aussi vite que possible dans les fondements de la théorie marxiste. Seules de telles conditions d’admission assurent le parti révolutionnaire de ce minimum d’égalité et de base commune entre les membres, sans lequel – toute démocratie intérieure ne peut être que lettre morte.

Commandement autoritaire et bureaucratie ouvrière

L’histoire a cependant montré que la dissolution de l’avant-garde communiste dans une masse d’éléments à conscience politique encore à prédominance petite-bourgeoise n’est pas la seule voie par laquelle marche la bureaucratisation du mouvement ouvrier. Le détachement de l’avant-garde de la classe et le développement de conceptions selon lesquelles le parti se substitue à la classe pour amener la société du capitalisme au socialisme ne peut qu’aboutir au même résultat. Du moment qu’on rompt l’unité dialectique entre ces deux déterminantes fondamentales du prolétariat moderne – qu’il est incapable d’arriver par lui-même à la conscience communiste mais que c’est néanmoins lui et seulement lui, qui, de par sa position-clé dans la structure économique de la société, peut se libérer lui-même et en se libérant libérer toute la société – on cesse en fait de lutter pour la révolution socialiste réelle de notre temps.

Dans la dégénérescence de la fraction stalinienne du mouvement ouvrier soviétique et international cette rupture avec la théorie et la pratique de la révolution socialiste peut être suivie pas à pas. Elle prend son origine précisément dans un renversement du rapport dialectique entre parti et classe tel qu’il avait été établi par Marx et Lénine. Elle triomphe organisationnellement par cette dilution du parti dans la « promotion Lénine « de 1924. Elle est donc sur les deux plans le produit de la négation de la théorie d’organisation léniniste.

Au début il s’agissait de déceptions causées par des défaites temporaires de la révolution internationale. Puis on perdit l’espoir dans la possibilité d’une nouvelle vague révolutionnaire avant un très long délai. On en vint ainsi automatiquement à chercher un succédané à l’action du prolétariat. On le trouva dans l’Etat soviétique, l’Armée soviétique, et leurs bras prolongés, les partis communistes étrangers. De là à considérer tout le prolétariat international comme une masse arriérée qui doit être amenée au socialisme indépendamment de son état de conscience, au besoin même contre son gré et par la violence exercée contre lui, il n’y a qu’un pas de plus – et ce n’est que le premier qui coûte !

L’aboutissement logique de cette aberration c’est de condamner comme insurrection fasciste un mouvement revendicatif réel de la classe ouvrière, qui n’accepte pas la voie par trop sinueuse et incompréhensible par laquelle ses « chefs « veulent « l’amener au socialisme « . Pour Lénine toute tactique qui n’augmente pas la confiance des travailleurs en leurs propres forces était interdite : pour les partis staliniens la même interdiction se prononce envers toute tactique qui sape l’obéissance absolue des travailleurs dans les chefs par la grâce du Kremlin.

Nous avions dit que la base de la théorie de l’avant-garde, de l’organisation révolutionnaire, c’est la conception du caractère hautement conscient de la révolution socialiste. Pour la même raison, une révolution socialiste ne peut se produire derrière le dos ou indépendamment de la participation consciente de la classe ouvrière. La nationalisation des moyens de production et d’échange n’est que la base première de laquelle part la construction de la société socialiste. Celle-ci présuppose également une nouvelle conscience sociale, un énorme degré de conscience des producteurs dans leur propre capacité d’auto-administration.

Si l’on commence par imposer au prolétariat des conditions politiques telles que sa confiance dans ses propres forces se réduit au lieu de croître, que les germes de démocratie ouvrière déjà présents sont écrasés au lieu de se développer, on s’éloigne d’un côté autant du but socialiste qu’on s’en rapproche de l’autre, en réalisant d’importants succès économiques. Ce qui a avant tout manqué à l’URSS en 1927 pour conserver la démocratie ouvrière, ce n’est pas une base économique plus large ; il y a eu une telle démocratie en 1917 et en 1920 avec une base beaucoup plus étroite encore. Ce qui a manqué, c’est la confiance d’une partie des communistes dans la classe ouvrière, et l’absence d’activité politique de la classe ouvrière elle-même (qui naturellement, en dernière analyse, s’explique par des conditions économiques).

Et ceux des communistes qui avaient perdu confiance dans la classe ouvrière étaient déjà idéologiquement des aventuriers bureaucratiques même si, individuellement, ils ne faisaient pas toujours partie de la caste bureaucratique, c’est-à-dire ne jouissaient pas encore de privilèges matériels. Ils avaient succombé à la pression de la petite-bourgeoisie.

Bureaucratie ouvrière et révolutionnaires professionnels

La plus injustifiée de toutes les critiques contre la conception d’organisation bolchéviste est celle qui voit dans la formation des révolutionnaires professionnels, comme dans l’existence de fonctionnaires ouvriers de toute sorte, l’origine de la bureaucratisation du mouvement ouvrier. Comme la société bourgeoise implique une puissante tendance au fétichisme ; comme toute institution tend à devenir un but en soi en se commercialisant, les fonctionnaires ouvriers, devenus dépendants de leur organisation, ne verraient plus en celle-ci un instrument de la lutte pour le socialisme, la détacheraient automatiquement de la classe, et deviendraient ainsi automatiquement des bureaucrates.

L’idée sous-jacente à cette conception misanthrope, c’est que non seulement la large masse, mais encore chaque individu dans la société actuelle, est incapable de résister consciemment à la pression de son milieu spécifique. Plus explicitement : un révolutionnaire professionnel est corrompu par le salaire (en général fort bas) que son organisation lui paie. Admettons un instant qu’il en soit ainsi. Il faut alors se poser la question : de qui se composera l’organisation révolutionnaire, et qui la dirigera ?

Des ouvriers travaillant constamment à l’usine ? Mais le régime capitaliste ne laisse à ces ouvriers ni le loisir, ni les moyens matériels, ni la patience nerveuse pour acquérir plus que les éléments rudimentaires de la science sociale, s’ils travaillent constamment. Des intellectuels petits-bourgeois ? Mais ceux-ci seraient mille fois plus vite corrompus par leurs emplois bourgeois, c’est-à-dire imbus de science bourgeoise, si l’on part de l’inévitabilité de leur corruption dans le cadre de leur « emploi « par l’organisation révolutionnaire. Des bourgeois philanthropiques ? Mais ceux-ci auraient alors tout aussi inévitablement la conscience bourgeoise, ce qui n’est d’ailleurs pas tellement erroné dans la pratique. Cette théorie de la corruption inévitable des révolutionnaires professionnels part au fond de l’idée de l’impossibilité du socialisme et de l’impossibilité du relèvement de l’homme de sa misère actuelle.

En réalité, c’est précisément pour assurer une participation prédominamment ouvrière à la direction de l’organisation révolutionnaire, que Lénine développa sa conception des révolutionnaires professionnels. La spécialisation des connaissances, jointe aux méfaits physiques, moraux et mentaux de l’intensification du travail à notre époque, rendent l’ouvrier industriel incapable d’étudier et d’assimiler en détail la science du communisme aussi longtemps qu’il travaille sans interruption à l’usine. Si l’organisation ne le retire pas périodiquement de ce bagne, et ne lui permet pas pendant une certaine période de se former intellectuellement, la direction de l’organisation devient en pratique un monopole d’intellectuels petits-bourgeois. Mais la spécialisation qui rompt la vision dialectique d’ensemble du monde – notamment du monde social – rend l’homme inapte à saisir la réalité, qui est toujours une réalité d’ensemble.

C’est pourquoi une direction de spécialistes – » intellectuels « ou « ouvriers « – commettra inévitablement de graves erreurs politiques. Le rôle des révolutionnaires professionnels, c’est de surmonter ces méfaits de la spécialisation. Il s’agit de prendre les ouvriers industriels qui ont acquis par leur vie productive tout le sens du concret, tout le contact intime avec la matière, qui reste la base de départ indispensable pour toute pensée dialectique matérialiste et de leur donner par l’étude et la pratique politique les connaissances nécessaires pour devenir des dirigeants politiques. Il s’agit de prendre en même temps des intellectuels qui possèdent beaucoup de connaissances théoriques mais qui manquent d’expérience concrète de la vie ouvrière, et de les envoyer quelques années à l’usine pour les transformer d’intellectuels petits-bourgeois en révolutionnaires prolétariens.

Ainsi se constitue un cadre bolchevik composé de dirigeants capables de diriger une grève, d’éditer une revue théorique, de constituer un syndicat, de siéger au parlement, de polémiquer sur une question de philosophie, d’organiser aujourd’hui un comité de ménagères contre la vie chère et d’organiser demain l’Etat soviétique. Le cadre du parti bolchevik était un cadre d’une pareille trempe. Il ne fallait pas s’étonner qu’un brillant journaliste puisse devenir en quelques semaines un stratège militaire exceptionnel. Le parti révolutionnaire qui poursuit le but final du communisme, la disparition de toute division du travail, commence par réaliser ce but, du moins partiellement, dans ses propres rangs. On ne peut transformer le monde sans transformer, chemin faisant, les hommes qui doivent réaliser cette transformation colossale.

Faillite du bolchévisme ?

On objectera que malgré toutes ces vertus, le parti bolchevik n’a néanmoins pas su empêcher l’éclosion de la bureaucratie soviétique et consécutivement sa propre bureaucratisation. C’est vrai. Mais aucune forme d’organisation jusqu’à maintenant développée par le mouvement ouvrier n’a permis d’éviter la bureaucratisation périodique du mouvement. Les principes menchevistes, appliqués dans maints pays, ont abouti à une bureaucratisation plus rapide et plus générale, même si elle apparaît moins absolue et féroce, que celle qui s’est produite en URSS au début de l’époque stalinienne.

L’erreur consiste précisément à chercher dans la forme d’organisation, et non dans la lutte de forces sociales, les origines de la bureaucratisation et les remèdes à ce mal. Pour lutter efficacement pour la révolution socialiste dans le sens le plus large du mot – la révolution en permanence comme disait Marx – l’organisation de l’avant-garde ne doit regrouper que des communistes convaincus. Mais le nombre de ceux-ci fluctue fortement d’après la conjoncture politique elle-même. Dans les périodes de réaction, il peut se trouver réduit à quelques centaines d’individus, dont la fonction historique principale consiste alors à sauver, à transmettre et à enrichir le corps d’expériences et d’idées qui expriment la conscience de classe portée à sa plus haute expression. Dans des périodes de révolution, des milliers et des dizaines de milliers de prolétaires peuvent devenir communistes convaincus et affluer au parti.

Ce n’est pas pour rien que l’histoire démontre qu’en période révolutionnaire, les masses apprennent davantage en un jour qu’elles n’apprennent normalement en de longues années. Mais la révolution peut elle-même être suivie d’un reflux après sa victoire, si elle reste isolée dans un pays arriéré. Il se produit par la suite un reflux des masses vers la passivité politique. L’organisation est alors de nouveau hypertrophiée du point de vue de la conscience communiste moyenne des membres ; elle devient mûre pour la bureaucratisation. La conscience communiste s’incarne dans une minorité d’avant-garde, produit d’une nouvelle sélection. A l’aide de la théorie d’organisation bolchevique, la bureaucratisation du parti s’explique d’une façon parfaitement logique.

Pour Lénine, la forme d’organisation n’était pas en elle-même la garantie de la victoire du socialisme. Celle-ci reste foncièrement fonction des rapports de forces entre classes. La bureaucratisation du mouvement ouvrier est en définitive le produit des limites imposées aux conquêtes ouvrières par des rapports de forces globalement défavorables (subsistance du capitalisme autour du premier Etat ouvrier). Dans ce sens, tous les discours sur la « faillite « du bolchévisme aboutissent seulement à cette tautologie ennuyeuse, qu’aussi longtemps que la révolution est trop faible, le parti ne peut être efficace, c’est-à-dire victorieux. La faillite du bolchévisme n’est définitive que pour ceux qui ne croient plus à la possibilité d’une victoire révolutionnaire du prolétariat. Si cette prémisse se vérifie, la conclusion est naturellement irréfutable. Lénine n’avait pas l’intention de créer autre chose qu’un instrument efficace pour la victoire de la révolution prolétarienne.

Mais après le recul révolutionnaire qui causa inévitablement, entre autres choses, la bureaucratisation du parti bolchevik, une nouvelle montée se déploie aujourd’hui dans le monde. Cette montée pose aux révolutionnaires les mêmes problèmes que ceux devant lesquels se trouvaient Marx il y a un siècle et Lénine il y a un demi-siècle.

2) Lénine et le problème de la conscience de classe prolétarienne

Ernest Mandel

On ne peut engager une discussion sérieuse au-sujet de la signification historique et de l’actualité de la théorie léniniste de l’organisation qu’à condition de déterminer exactement la place et la portée de cette théorie dans l’histoire du marxisme, ou plus exactement : dans le processus historique du développement et de l’épanouissement du marxisme, qui, comme tout processus historique, doit être ramené à ses contradictions internes – dans l’influence réciproque étroite (étroite imbrication) du développement de la théorie et du développement de la lutte de classe prolétarienne.

De ce point de vue, la théorie léniniste de l’organisation apparaît comme l’unité dialectique de trois éléments : une théorie de l’actualité de la révolution dans les pays sous-développés à l’époque impérialiste (qui fut plus tard étendue en une théorie de l’actualité de la révolution à l’échelle mondiale à l’époque de la crise généralisée du capitalisme) ; une théorie du développement discontinu et contradictoire de la conscience de classe prolétarienne et de la différenciation conceptuelle de ses niveaux les plus importants ; et une théorie de l’essence du marxisme et de ses rapports spécifiques tant avec la science qu’avec la lutte de classe prolétarienne.

Un examen plus approfondi du sujet mettra en évidence que ces trois théories forment pour ainsi dire le « substrat social « de la conception léniniste de l’organisation sans lequel cette conception serait arbitraire, non matérialiste et non scientifique. La conception léniniste du parti n’est pas la seule possible ; elle est cependant la seule qui confère au parti le rôle historique de diriger une révolution qui éclatera inévitablement à moyen ou à long terme.

La conception léniniste du parti ne peut être séparée d’une analyse spécifique de la conscience de classe prolétarienne, c’est-à-dire qu’elle part du fait que la conscience de classe politique – par opposition à la conscience de classe « trade-unioniste « ou « purement syndicale « – ne croît ni spontanément ni automatiquement à partir du seul développement objectif de la lutte de classe prolétarienne (1). Elle se fonde enfin sur une certaine autonomie de l’analyse scientifique, c’est-à-dire de la théorie marxiste qui, bien qu’elle ait été conditionnée historiquement par le développement de la lutte de classe prolétarienne et ses premiers débouchés vers la révolution prolétarienne, ne peut être considérée comme un produit mécanique de cette lutte de classe, mais doit être envisagée comme le résultat d’une pratique théorique (d’une « production théorique « ) qui ne parvient que progressivement à se lier à la lutte de classe.

L’histoire de la révolution socialiste mondiale du XXè siècle est celle de ce lent processus. Ces trois analyses représentent effectivement un approfondissement du marxisme : soit des questions que Marx et Engels n’avaient qu’effleurées et dont on n’avait pas prolongé l’élaboration, soit des éléments de la théorie marxiste qui ne furent presque pas pris en considération vu le retard ou l’interruption de la publication des écrits de Marx au cours de la période 1880-1905 (2). Il s’agit donc d’un nouveau développement de la théorie marxiste dont il faut chercher l’origine dans les lacunes (et partiellement les contradictions) aussi bien de l’analyse de Marx lui-même que de son interprétation au cours du premier quart de siècle après la mort de Marx.

La spécificité de cet approfondissement de la théorie marxiste réside en ceci qu’elle subordonne les différentes optiques sous lesquelles l’aborder à un point central, à savoir la détermination de la spécificité de la révolution prolétarienne ou socialiste en général.

Les particularités historiques de la révolution prolétarienne

A la différence et à l’opposé de toutes les révolutions passées, aussi bien de la révolution bourgeoise dont la logique a été profondément étudiée – en premier lieu par Marx et Engels eux-mêmes – que des révolutions qui n’ont pas été soumises jusqu’ici à une analyse systématique (telles que les révolutions paysannes et celles de la petite bourgeoisie des villes contre le féodalisme ; les révoltes d’esclaves et les insurrections de communautés tribales contre la société esclavagiste, les révolutions paysannes au sein des anciens modes de production asiatique qui se dissolvaient périodiquement, etc…), la révolution prolétarienne du XXè siècle se caractérise par quatre faits distinctifs qui lui confèrent sa spécificité, mais qui font aussi sa difficulté, comme Marx l’avait pressenti (3).

1) La révolution prolétarienne est la première révolution victorieuse dans l’histoire qui est accomplie par la classe la plus inférieure de la société, une classe qui, à vrai dire, dispose d’une puissance économique potentielle gigantesque mais d’une force économique réelle des plus réduites, et qui est exclue en gros de toute participation à la richesse sociale (par opposition à la possession de biens de consommation constamment consommés). Ceci à la différence, par exemple de la bourgeoisie ou de la noblesse féodale qui s’emparèrent du pouvoir politique au moment où le pouvoir économique au sein de la société était déjà effectivement entre leurs mains, ou des esclaves qui ne réussirent aucune révolution victorieuse.

2) La révolution prolétarienne est la première révolution victorieuse qui a pour but un renversement planifié et conscient de la société existante, c’est-à-dire qui ne veut pas restaurer une situation passée (comme ce fut le cas pour les révolutions d’esclaves ou de paysans dans le passé), mais qui doit réaliser un processus totalement nouveau, qui n’a encore jamais existé si ce n’est sous forme de « théorie » ou de « programme « (4).

3) Exactement comme toutes les autres révolutions sociales dans l’histoire, la révolution prolétarienne croît à partir de contradictions de classe internes et de luttes de classe qu’elle impulse dans la société existante. Mais alors que les révolutions du passé se contentaient de propulser la lutte de classe jusqu’à son point culminant – parce qu’il ne s’agissait pas pour elles d’instaurer des rapports sociaux totalement nouveaux et consciemment planifiés – la révolution prolétarienne ne peut se réaliser qu’à condition que la lutte de classe prolétarienne, arrivée à son point culminant, se retourne en un long processus de transformation systématique et consciente de tous les rapports humains – tout d’abord par une généralisation de l’activité prolétarienne autonome, ensuite par une activité autonome de tous les membres de la société allant vers la société sans classes.

Alors que la victoire de la révolution bourgeoise transforme la classe bourgeoise en une classe conservatrice, qui ne peut plus réaliser de transformations révolutionnaires que dans le domaine technique-industriel et joue sur ce plan et pendant une certaine période un rôle objectivement progressiste dans l’histoire, mais qui se retire en revanche de la sphère des transformations actives de la vie sociale, et doit même, sur ce plan, jouer un rôle toujours plus réactionnaire en se heurtant au prolétariat qu’elle exploite, la prise du pouvoir par le prolétariat ne marque pas la fin mais seulement le début de l’activité de la classe ouvrière moderne qui bouleverse la société et ne peut s’achever que dans son propre dépassement en tant que classe, parallèlement au dépassement de toutes les autres classes (5).

4) Contrairement à toutes les révolutions sociales du passé qui se déroulèrent en gros dans le cadre national (ou se limitaient même à des régions), la révolution prolétarienne est par nature internationale ; elle ne s’achèvera que par l’édification universelle d’une société sans classes. Bien qu’elle doive nécessairement triompher tout d’abord dans le cadre national, cette victoire reste cependant toujours provisoire aussi longtemps que la lutte de classe n’a pas infligé une défaite décisive au capital à l’échelle mondial, qui ne s’accomplit cependant ni de manière linéaire ni de manière unifiée. La chafne impérialiste se brise tout d’abord à son maillon le plus faible et le mouvement par bonds de montée et de recul de la révolution correspond à la loi du développement inégal et combiné (non seulement dans le domaine économique, mais aussi dans le rapport de forces entre classes ; l’un et l’autre ne coïncident en aucun cas automatiquement).

La théorie léniniste de l’organisation rend compte de toutes ces particularités de la révolution prolétarienne, c’est-à-dire qu’elle détermine les caractéristiques de cette révolution entre autres à la lumière des particularités et des contradictions de la formation de la conscience de classe prolétarienne. Elle exprime ouvertement ce que Marx n’avait qu’esquissé et que ses épigones n’avaient que fort peu compris, à savoir qu’il ne peut y avoir ni de renversement « automatique « de l’ordre social capitaliste ni de remplacement « spontané « de cet ordre social par une société socialiste.

La victoire de la révolution prolétarienne présuppose dès lors qu’aussi bien les facteurs « objectifs « (crise sociale profonde, qu’exprime le fait que le mode de production capitaliste a rempli sa mission historique) que les facteurs « subjectifs « (maturité de la conscience de classe prolétarienne et maturité de sa direction) favorisent le renversement. Si ces facteurs objectifs ne sont pas ou insuffisamment présents, la révolution prolétarienne échouera sur cet obstacle, et sa défaite elle-même contribuera à consolider, pour une certaine période, l’économie et la société capitalistes) La théorie léniniste de l’organisation marque un approfondissement du marxisme appliqué aux problèmes ton damentaux de la structure sociale (Etat-conscience de classe-idéologie-parti). Elle constitue avec les travaux de Luxembourg et de Trotsky (et dans un certain sens de Lukacs et de Gramsci),le marxisme du facteur subjectif.

Idéologie bourgeoise et conscience de classe prolétarienne

La formule de Marx : « l’idéologie dominante de toute société est l’idéologie de la classe dominante « paraît contredire à première vue la caractérisation de la révolution prolétarienne comme renversement conscient de la société par le prolétariat, comme auto-activité des masses salariées ; une interprétation superficielle de cette formule pourrait même conduire à conclure qu’il serait utopique d’escompter que les masses, manipulées sous le régime capitaliste et exposées à l’influence des idées bourgeoises et petites bourgeoises, engagent une lutte de classe révolutionnaire contre cette société ou même une révolution sociale. Herbert Marcuse n’est (provisoirement) que le dernier de la longue série des idéologues qui partant de la définition de Marx de la classe dominante, mettent en question les potentialités révolutionnaires de la classe ouvrière.

Le problème peut être résolu dès que l’on remplace la méthode d’approche formelle et statique par une méthode dialectique. La formule de Marx doit être « dynamisée » de la manière suivante : l’idéologie dominante de toute société est l’idéologie de la classe dominante dans le sens que celle-ci détient le contrôle des moyens de la production idéologique (église, école, mass-media, etc…) dont dispose la société, et les utilise selon ses intérêts de classe. Aussi longtemps que la domination de classe est jeune, stable et par conséquent peu remise en question, l’idéologie de la classe dominante dominera également la conscience des classes soumises. Dans les premières phases de la lutte de classe les exploités recourent encore souvent aux formules, aux idéaux et aux idéologies des exploiteurs (7). Mais à mesure que la stabilité de l’ordre social est mise en question, que la lutte de classe devient plus aiguë, et que la domination de classe est plus fortement ébranlée dans la pratique, des franges de la classe opprimée se libèrent toujours plus clairement des idées des dominateurs. La lutte entre l’idéologie des classes dominantes et les idées nouvelles des classes révolutionnaires précède la révolution sociale, et accélère de son côté la lutte de classe pratique dans la mesure où elle aide la classe révolutionnaire à accéder à la conscience de ses tâches historiques propres et de ses objectifs de lutte immédiats.

La conscience révolutionnaire de la classe révolutionnaire se forme ainsi dans le conflit avec l’idéologie des oppresseurs (8). Mais c’est seulement dans la révolution elle-même que la majorité des opprimés peut se libérer de la domination de l’idéologie bourgeoise (9). qui s’exerce – surtout dans la société bourgeoise, bien que des manifestations parallèles apparaissent dans d’autres sociétés de classe – non seulement et pas même de prime abord par la manipulation idéologique, mais aussi (et surtout) dans l’engrenage économique et social quotidien lui-même et ses repercussions dans les têtes des opprimés. Ce qui signifie, dans la société capitaliste : intériorisation des rapports marchands – qui sont étroitement liés à la réification des relations humaines, – qui trouve ses racines dans la généralisation marchande et la transformation de la force de travail en marchandise, ainsi que dans la généralisation de la division sociale du travail dans les conditions de la production marchande ; fatigue et abrutissement des producteurs par le travail aliéné et l’exploitation ; manque de temps libre (manque non seulement quantitatif, mais également qualitatif), etc… Seule une révolution, c’est-à-dire une activité soudainement croissante des masses hors du cadre du travail aliéné, peut-faire éclater le carcan de cet engrenage et est par – conséquent susceptible de faire refluer l’influence mystifiante de ce carcan sur la conscience des masses.

La théorie léniniste de l’organisation tente de saisir la dialectique interne de ce processus, de formation de la conscience de classe politique, qui ne peut atteindre son plein développement que dans la révolution elle-même (ceci cependant à la condition que ce développement soit déjà engagé avant la révolution (10). Elle opère à cette fin à l’aide de trois catégories : la catégorie de ia classe ouvrière (la masse des travailleurs) ; la catégorie de la partie de la classe ouvrière déjà organisée à un niveau élémentaire (l’avant-garde prolétarienne au sens large du terme) ; et la catégorie de l’organisation révolutionnaire, qui est constituée par les travailleurs et les intellectuels qui ont reçu, au moins partiellement, une formation marxiste et assument une pratique révolutionnaire.

La catégorie de la « classe en soi « a pour origine le concept de classe objectif tel qu’il est défini chez Marx, selon lequel une couche sociale est déterminée par sa place objective dans le processus de production. indépendamment de son état de conscience, (le jeune Marx avait défendu, dans le Manifeste Communiste et les écrits politiques de 1850-52, un concept de classe subjectif qui part du principe que la classe ouvrière ne se constitue comme classe qu’au travers de la lutte, c’est-à-dire à partir d’un minimum de conscience de classe. Boukharine désigne cette catégorie de classe sociale par le concept de la « classe pour soi « , contrairement à la « classe en soi « ) (12).

Selon la conception léniniste de l’organisation, comme pour Engels et la social-démocratie allemande sous Engels, Bebel et Kautsky, ce concept de classe objectif reste fondamental pour l’analyse du capitalisme (13). Ce n’est que parce qu’il existe une classe objectivement révolutionnaire susceptible de mener une lutte de classe révolutionnaire, et qu’à la condition d’être lié à une telle lutte de classe, que le concept d’un parti révolutionnaire d’avant-garde (et du révolutionnaire professionnel) acquiert une signification scientifique, comme Lénine le met lui-même en relief (14). Sans cette liaison, l’activité révolutionnaire donne certes naissance à un noyau de parti, mais non pas à un parti. Le concept léniniste de l’organisation implique qu’il n’y a pas d’avant garde auto-proclamée, et qu’en cherchant à instaurer un lien révolutionnaire avec la partie avancée de la classe et ses luttes effectives, l’avant-garde doit conquérir sa reconnaissance comme avant-garde (c’est-à-dire le droit historique d’agir comme avant-garde).

La catégorie des « travailleurs avancés « trouve son origine dans la stratification objective inévitable de la classe ouvrière, qui est fonction aussi bien de son origine historique que de sa position dans le processus de production sociale, et de sa conscience de classe. La constitution de la classe ouvrière comme catégorie objective est elle-même un processus historique. Certaines parties de la classe ouvrière sont formées des descendants des ouvriers des villes ou des ouvriers agricoles et des paysans dépossédés. D’autres proviennent de la petite boourgeoisie (paysans, artisans etc…). Une part de la classe ouvrière travaille dans les grandes entreprises, où les rapports économiques et sociaux favorisent le développement d’une conscience de classe élémentaire (la conscience que les « questions sociales « ne peuvent être résolues que par l’action et l’organisation collectives). Une autre partie travaille dans les petites et moyennes entreprises industrielles ou dans ce qu’on appelle les services, où l’assurance économique et la compréhension de la nécessité de larges actions de masse naissent beaucoup plus lentement que dans les grandes entreprises industrielles. Certaines parties de la classe ouvrière vivent depuis longtemps dans les grandes villes, sont alphabétisées, ont déjà l’expérience de l’organisation syndicale et une éducation politique et culturelle (organisation de jeunesse, presse ouvrière, formation des travailleurs, etc…).

D’autres au contraire vivent dans de petites villes ou à la campagne (ceci vaut par exemple pour une part importante des mineurs européens jusque dans les années trente), et ne connaissent aucune vie sociale collective, n’ont connu presque aucun passé syndical et aucune formation politique et culturelle dans le mouvement ouvrier organisé. Si l’on ajoute encore à toutes ces différenciations historico-structurelles les capacités personnelles différentes de chaque travailleur salarié – non seulement les différences d’intelligence et de capacités mais également d’énergie, de force de caractère, de combativité et de conscience de ses propres possibilités – on comprend alors parfaitement que la stratification de la classe ouvrière en couches différentes (par rapport au degré de conscience de classe) est un corollaire inévitable de l’histoire de la classe ouvrière. C’est le devenir historique de la classe qui se reflète à un moment donné dans ses différents niveaux de conscience.

La catégorie du parti révolutionnaire trouve son origine dans le fait que le socialisme est une science qu’on ne peut s’approprier qu’en dernière instance dans sa totalité non pas de manière collective mais par le travail individuel. Le marxisme marque le point culminant (et partiellement le dépassement) de trois sciences sociales classiques au moins : la philosophie allemande classique, l’économie politique classique et la science politique française classique (socialisme et historiographie française). Son assimilation présuppose un travail de formation à la dialectique matérialiste, au matérialisme historique, à la théorie économique marxiste et à l’histoire critique des révolutions et du mouvement ouvrier modernes ; ce n’est qu’à ce titre qu’il peut devenir, dans sa totalité, un instrument valable d’analyse de la réalité sociale et de capitalisation des expériences d’un siècle de luttes ouvrières. C’est une absurdité de croire que ces connaissances et ce savoir peuvent germer « spontanément « du travail au tour ou à la machine à calculer (15). Le fait que le marxisme soit, comme science, l’expression de la conscience de classe prolétarienne à son degré de développement le plus élevé ne signifie rien d’autre que ceci : ce n’est que par la sélection individuelle que les membres les plus expérimentés, les plus intelligents et les plus combatifs du prolétariat pourront se forger directement et indépendamment une telle conscience de classe.

Cependant, du fait que cette appropriation est individuelle, elle peut également être accessible aux membres d’autres classes ou couches sociales (avant tout des intellectuels et des étudiants révolutionnaires) (16). Toute autre conception revient en fait à idéaliser la classe ouvrière, et en dernière instance le capitalisme lui-même.

Lutte de classe prolétarienne et conscience de classe prolétarienne

L’unification (l’unification comme processus) de la masse prolétarienne, de l’avant-garde prolétarienne et du parti révolutionnaire est conditionnée par le passage de la lutte de classe élémentaire à la lutte de classe révolutionnaire, ou plus exactement : à la révolution prolétarienne, et par les répercussions de cette transformation sur la conscience de classe des masses salariées.

La lutte de classe existe depuis des millénaires, sans que les personnes impliquées aient saisi ce qu’elles faisaient. Des luttes de classe prolétariennes ont été menées bien avant qu’existe un mouvement socialiste, et à plus forte raison le socialisme scientifique.

La lutte des classes élémentaire – grèves, arrêts de travail pour des revendications salariales, réductions du temps de travail ou d’autres améliorations des conditions de travail – a donné naissance à l’organisation élémentaire de classe (les caisses de solidarité, forme initiale des syndicats), même si ces formes organisationnelles restaient provisoires et limitées dans le temps. La lutte de classe élémentaire, l’organisation élémentaire de la classe et la conscience élémentaire de la classe sont donc le produit immédiat de l’action, et seule l’expérience retirée de cette action peut former et promouvoir la conscience. C’est une loi de l’histoire que les larges masses ne peuvent modifier leur conscience que par l’action. Mais même dans sa forme la plus élémentaire, la lutte de classe spontanée des salariés laisse une trace dans le mode de production capitaliste : la conscience se condense, se concrétise dans l’organisation continue.

L’activité de la plupart des travailleurs se limite à la lutte (la majorité des travailleurs n’est active qu’en cours de lutte) ; celle-ci achevée ils se retirent tôt ou tard dans la vie privée (c’est-à-dire dans la lutte quotidienne pour la vie « um das Dasein « ). L’avant-garde se distingue des majorités en ceci qu’elle n’abandonne pas même entre deux points culminants de la lutte active, le terrain de la lutte des classes, et qu’elle continue en quelque sorte la « lutte avec d’autres moyens « . Elle essaie de consolider les caisses de résistance apparues pendant la lutte en fonds de grève durables, c’est-à-dire en syndicats (17).

Elle s’efforce de cristalliser et de renforcer la conscience de classe élémentaire née dans le conflit, en éditant un journal ouvrier et en organisant des cercles de formation ouvrière. Elle constitue de ce fait le moment de continuité face à l’action de masses nécessairement discontinue, le moment de la conscience face au mouvement de masse qui est en soi spontané. C’est bien moins la théorie, la science, la compréhension idéelle de la totalité de la société que l’expérience pratique qui presse les travailleurs avancés sur la voie de l’organisation continue et accroît la conscience de classe. (18)

C’est parce que la lutte a montré que la dissolution des caisses de résistance après chaque grève nuit à l’efficacité de la grève et endommage la caisse, que l’on tente de passer au fond de grève durable. C’est parce que l’expérience montre qu’un tract occasionnel a moins d’effet qu’un journal (19), qui paraît d’une manière ininterrompue, que l’on fonde la presse ouvrière. Une conscience enracinée dans l’expérience immédiate de la lutte est une conscience empirico-pragmatique, qui, évidemment, peut féconder l’action, mais qui reste nécessairement en deçà de la connaissance théorique.

L’organisation révolutionnaire d’avant-garde ne peut consolider cette connaissance qu’à condition de chercher de son côté la liaison avec la pratique de la lutte de classes, c’est-à-dire de soumettre la théorie à la dure épreuve de la confirmation pratique. Du point de vue du marxisme dans sa pleine maturité – de Marx lui-même autant que Lénine – une théorie « vraie « coupée de la pratique, est aussi aberrante qu’une « pratique révolutionnaire « qui n’est pas soutenue par la théorie scientifique. Ce constat ne réduit évidemment pas l’importance et la nécessité de la production théorique ; il souligne seulement le fait que les masses salariées et les individus révolutionnaires ne peuvent réaliser l’unité entre théorie et pratique qu’à partir de points de départs différents et selon une dynamique différenciée. Ce schéma formel révèle une série de conclusions au sujet de la dynamique de la conscience de classe, conclusions qui étaient déjà contenues dans l’analyse précédente, mais qui peuvent être saisies maintenant à leur place et dans leur portée réelles. Il est relativement difficile de susciter l’action collective des travailleurs avancés (des « dirigeants naturels « de la classe ouvrière dans l’entreprise) précisément parce que son déclenchement ne dépend ni de la simple conviction (comme pour les noyaux révolutionnaires) ni de la pure explosivité spontanée (comme pour les larges masses).

L’expérience pratique de la lutte, qui est la motivation essentielle de l’action des travailleurs avancés, les retient justement de s’engager dans de grandes actions. Ils ont assimilé les enseignements des actions antérieures et savent que l’activité ponctuelle ne suffit nullement pour atteindre le but ; ils se font peu d’illusions sur la force de l’adversaire (sans parler de sa « générosité « ) et sur la durée du mouvement de masse. C’est précisément là, la plus grande « tentation « de l’économisme.

Résumons : 1 ) La construction du parti révolutionnaire signifie la fusion de la conscience des noyaux révolutionnaires avec celles des travailleurs avancés. 2) Le mûrissement d’une situation pré-révolutionnaire (potentiellement révolutionnaire) s’opère dans la convergence croissante de l’action des larges masses avec l’action des travailleurs avancés. 3) Une situation révolutionnaire – c’est-à-dire la possibilité de la prise du pouvoir révolutionnaire – se réalise lorsque s’achève la fusion aussi bien entre les actions de l’avant-garde révolutionnaire et celles des masses, qu’entre la conscience révolutionnaire et celle de l’avant-garde ouvrière (20).

Les larges masses ne s’engagent dans la lutte de classe, dont l’origine fondamentale remonte aux contradictions du mode de production capitaliste, que sur des « questions vitales « immédiates. Ceci vaut pour toute action de masse, même politique. Le problème de la transcroissance de la lutte de classe en lutte révolutionnaire est donc conditionné non seulement quantitativement mais également qualitativement. Sa solution présuppose un nombre suffisamment élevé de travailleurs avancés capables de mobiliser les masses sur des objectifs qui mettent en cause la perpétuation de la société bourgeoise et du mode de production capitaliste. On voit ici l’importance centrale des revendications transitoires, le rôle stratégique que jouent les ouvriers qui savent déjà, par toute leur expérience, propager ces revendications et le poids historique de l’organisation révolutionnaire qui seule est capable d’élaborer un programme global de revendications transitoires, qui corresponde à la fois aux conditions historiques objectives, et aux besoins subjectifs des masses. Une révolution prolétarienne victorieuse n’est possible qu’à condition de réussir à relier tous ces facteurs. (21)

Le concept léniniste de plan stratégique central

Nous avons déjà dit que la théorie léniniste de l’organisation était fondamentalement et avant tout une théorie de la révolution. La grande faiblesse de la polémique de Rosa Luxembourg contre Lénine, au cours des années 1903-04, est d’avoir mal saisi ce point. Il est caractéristique que le concept de centralisation que Rosa Luxembourg attaque (et institutionnalise du même coup) reste un concept purement organisationnel. On reproche à Lénine de suivre une politique « ultra-centraliste « et de juguler toute initiative des éléments inférieurs du parti (22). Mais si nous regardons de plus près la théorie de l’organisation telle que Lénine lui-même l’a développée, il se révèle que l’accent n’est pas du tout porté sur le côté organisationnel formel de la centralisation, mais sur sa fonction politico-sociale. Au cœur de « Que Faire « se trouve le concept de développement de la conscience de classe prolétarienne en conscience de classe politique par une activité politique globale qui soulève toutes les questions des rapports de classe internes et externes et y apporte une réponse marxiste : « En réalité, une élévation de l’activité des masses ouvrières n’est possible que si nous ne nous bornons pas à l’agitation politique sur le terrain économique. Or, l’une des conditions essentielles de l’extension nécessaire de l’agitation politique, c’est d’organiser des dénonciations politiques dans tous les domaines. Seules ces dénonciations peuvent former la conscience politique et susciter l’activité révolutionnaire des masses « .

Et plus loin : « La conscience de la classe ouvrière ne peut être une conscience politique véritable si les ouvriers ne sont pas habitués à réagir contre tous les abus, toutes les manifestations d’arbitraire, d’oppression, de violence, quelles que soient les classes qui en sont victimes/et à réagir justement d’un point de vue exclusivement social-démocrate. La conscience des masses ouvrières ne peut être une conscience de classe véritable si les ouvriers n’apprennent pas à profiter des faits et événements politiques concrets et actuels pour observer chacune des autres classes sociales dans toutes les manifestations de leur vie intellectuelle, morale et politique, s’ils n’apprennent pas à appliquer dans la pratique l’analyse et les critères matérialistes à toutes les formes de l’activité et de la vie de toutes les classes, catégories et groupes de la population. Quiconque attire l’attention, l’esprit d’observation et la conscience de la classe ouvrière uniquement ou même principalement sur elle-même, n’est pas un social-démocrate ; car, la connaissance que la classe ouvrière peut avoir d’elle-même est indissolublement liée à une connaissance précise des rapports de toutes les classes de la société contemporaine, connaissance non seulement théorique… disons plutôt : moins théorique que fondée sur l’expérience de la vie politique « (23).

Pour la même raison, Lénine souligne la nécessité pour le parti révolutionnaire de s’approprier toutes les revendications, tous les mouvements progressistes, même « purement démocratiques « , de toutes les classes et couches sociales opprimées. Le plan stratégique central que Lénine expose dans « Que Faire ? « (24) est celui d’une agitation de parti qui intègre et regroupe les révoltes, les mouvements de protestation ou de résistance élémentaires, spontanés, épars, « purement « locaux ou sectoriels. L’accent de la centralisation est porté sur le seul plan politique, non sur le plan organisationnel. La centralisation organisationnelle formelle n’a pour but que de permettre la réalisation de ce plan stratégique.

Rosa Luxembourg n’ayant pas su discerner ce noyau central, se trouve forcée dans sa polémique, de développer une autre conception de la formation de la conscience de classe politique et de la préparation d’une situation révolutionnaire. Et c’est ici que se révèle pleinement combien son point de vue était erroné. La conception de Rosa Luxembourg selon laquelle « l’armée révolutionnaire ne se recrute que dans la lutte même et que ce n’est que dans la lutte que les tâches du combat lui apparaissent clairement « (25) a été démentie par l’histoire. Même dans les luttes ouvrières les plus dures et les plus longues la masse des travailleurs n’a pas, ou pas suffisamment su discerner quelles étaient les tâches du combat (que l’on pense simplement aux grèves générales françaises de 1936 et 1968 comme aux grandes luttes des travailleurs italiens de 1920, 1948 et 1969 comme aux luttes de classe en Espagne entre 1931 et 1937).

L’expérience de la lutte ne suffit pas pour acquérir une conscience claire des tâches d’une lutte de masse pré-révolutionnaire ou même révolutionnaire à une large échelle. En effet, ces tâches ne dépendent pas seulement des motifs immédiats qui ont déclenché la lutte ; elles ne peuvent être déterminées qu’à partir d’une analyse générale du développement de la société toute entière, du stade historique où est parvenu le mode de production capitaliste et de ses contradictions internes, comme des rapports de forces nationaux et internationaux entre les classes. C’est une illusion totale de croire que sans une longue et tenace préparation, sans l’expérience pratique que les travailleurs avancés ont accumulée en essayant de transmettre un programme révolutionnaire aux masses, et qu’avec le seul appui d’actions de masse on puisse forger une conscience adéquate des exigences de la situation historique.

On pourrait faire encore un pas de plus et dire que le prolétariat ne réalisera jamais ses objectifs historiques si l’éducation, la formation et la mise à l’épreuve pratique indispensables d’une avant-garde prolétarienne, au travers de l’élaboration et de l’agitation autour d’un programme révolutionnaire, n’ont pas précédé l’éclatement des luttes de masse, qui elle seules cependant, rendent possible le développement d’une conscience révolutionnaire. Tel est l’enseignement tragique de la révolution allemande après la première guerre mondiale, qui se brisa précisément sur cet écueil : l’absence d’une avant-garde éduquée.

Le plan stratégique de Lénine a pour but de créer une telle avant-garde en reliant organiquement les cadres révolutionnaires isolés aux travailleurs avancés. Sans une activité politique globale qui fait sortir les travailleurs avancés du cadre de l’activité purement syndicale ou même au seul niveau de l’entreprise cet objectif est irréalisable. Les données empiriques dont nous disposons aujourd’hui confirment que le parti de Lénine avant et pendant la révolution de 1905, et après la reprise du mouvement de masse en 1912 répondait effectivement à la définition d’un tel parti (26).

On doit considérer encore un autre aspect si l’on veut saisir complètement la signification du plan stratégique léniniste. Toute conception politique axée sur une révolution doit inévitablement se préoccuper de la question d’un affrontement direct avec l’appareil de répression étatique, ainsi que de la prise du pouvoir politique. Mais dès qu’une telle problématique est intégrée dans la conception d’ensemble, on se trouve à nouveau orienté en faveur de ta centralisation. Lénine et Rosa Luxembourg s’accordaient sur le fait que le capitalisme et l’Etat bourgeois exercent un puissant effet centralisateur sur la société moderne (27) et que ce serait une pure illusion que d’espérer pouvoir graduellement « démolir « ce pouvoir d’Etat centralisé, comme on « démolit « un mur pierre par pierre (le substrat idéologique du réformisme et du révisionnisme repose du reste sur cette illusion, que Rosa Luxembourg et Lénine ont dénoncée avec la même énergie (27a). Néanmoins, dès que la prise du pouvoir est reconnue comme un but à court ou moyen terme, la question de l’instrument de la prise révolutionnaire du pouvoir se pose avec urgence. Ici à nouveau Rosa Luxembourg n’a pas compris ce qui est déterminant dans l’utilisation purement polémique par Lénine du concept du « Jacobin indissolublement lié à l’organisation du prolétariat conscient « .

Ce que Lénine voulait caractériser par ce concept, ce n’est pas une troupe de conjurés blanquistes, mais une avant-garde engagée dans la réalisation ininterrompue du programme révolutionnaire, qui ne se laisse pas détourner de la concentration sur ces tâches par l’inévitable flux et reflux conjoncturel des mouvements de masse. Pour rendre justice à Rosa Luxembourg, il faut cependant ajouter premièrement qu’elle abordait cette question dans une optique historique particulière – et ne pouvait l’aborder différemment- à savoir l’optique de l’Allemagne de 1904, où une révolution ne frappait manifestement pas à la porte ; deuxièmement qu’elle en tira les conclusions nécessaires dans le sens léniniste dès que l’actualité de la révolution se fit directement sentir en Allemagne (28).

Avant-garde révolutionnaire et action de masse spontanée

Il est injustifié et faux de caractériser l’œuvre de Lénine comme une « sous-estimation » systématique de l’importance des actions de masse spontanées (comparée à sa « reconnaissance « par Rosa Luxembourg ou Trotsky). En dehors de quelques textes polémiques qui ne peuvent réellement être compris que dans leur contexte, Lénine jugeait les grèves de masse et les actions déclenchées spontanément avec autant d’enthousiasme que Rosa Luxembourg ou Trotsky (29). Seule la bureaucratie stalinienne a falsifié le léninisme dans le sens d’une méfiance croissante à l’égard des mouvements de masse spontanés – ce qui est caractéristique de toute bureaucratie.

Lorsque Rosa Luxembourg dit qu’on ne peut « déterminer à l’avance « , selon un calendrier, le moment où éclatera une révolution prolétarienne, elle a parfaitement raison et Lénine se rangerait à son avis. Il était convaincu comme elle que l’activité élémentaire des masses, sans laquelle une révolution est impossible, ne se laisse pas schématiquement « organiser « ou « commander « par une série de sous-officiers disciplinés. Lénine reconnaissait parfaitement comme Rosa Luxembourg l’esprit d’invention et la capacité d’initiative que développe une réelle et large action de masse. La différence entre la théorie léniniste de l’organisation et la théorie de la spontanéité, comme on l’appelle – et qui ne peut être attribuée qu’avec réserves à Rosa Luxembourg – réside par conséquent non pas dans l’appréciation de l’initiative des masses, mais dans la compréhension de ses limites.

L’initiative des masses est capable de réaliser bien des choses, mais elle est incapable soit de concevoir d’elle-même le programme total d’une révolution socialiste au cours même de la lutte, soit de pousser à la centralisation des forces, qui seule permet le renversement d’un pouvoir d’Etat et de son appareil de répression s’appuyant sur la pleine exploitation des avantages de sa « ligne intérieure « . En d’autres termes : les limites de la spontanéité des masses apparaissent précisément au moment où il devient clair que le succès d’une révolution socialiste ne se laissera pas improviser.

Au reste, il n’existe de « pure « spontanéité que dans les livres de contes du mouvement ouvrier, mais pas dans son histoire réelle. Ce qu’il faut comprendre par « spontanéité des masses « , ce sont les mouvements qui n’ont pas été planifiés par quelque instance centrale. Mais on ne peut comprendre par « spontanéité des masses « des mouvements qui se dérouleraient « sans influence poli tique extérieure « . Dès que l’on gratte un peu la couleur bleue des soi-disants « mouvements spontanés « , on trouve un bon reste de vernis rouge vif : ici un militant d’un « groupe d’avant-garde « qui a déclenché une grève « spontanée « , là un ancien membre d’une autre association « gauchisante « qui était capable de réagir immédiatement alors que la masse anonyme hésitait encore. Dans un cas on découvrira que l’action « spontanée « est le produit d’un long travail d’opposition syndicale ou de groupe de base dans un autre que c’est le résultat de contacts qui avaient été patiemment tissés depuis longtemps (et pendant longtemps sans succès) par des collègues de travail d’une ville voisine (ou d’une entreprise voisine) où « la gauche « est plus forte.

Même dans la lutte de classe, les alouettes ne tombent pas « spontanément « toutes rôties du ciel. Ce qui donc distingue les actions « spontanées « de « l’intervention de l’avant-garde « , ce n’est certes pas que dans le premier cas tous les combattants ont le même niveau de conscience alors que dans le second « l’avant-garde « s’élève au-dessus des « masses « . La différence ne réside pas non plus dans le fait que dans les « actions spontanées « les mots d’ordre ne sont pas « portés de l’extérieur « parmi les travailleurs, alors qu’une avant-garde organisée se comporte vis-à-vis des revendications élémentaires de la masse de manière « élitaire « et lui « impose « son programme. Il n’y a jamais eu d’action « spontanée « sans le travail d’une avant-garde.

La différence entre les actions « spontanées « et celles où « intervient l’avant-garde révolutionnaire « réside principalement, si ce n’est exclusivement, en ceci : dans les actions « spontanées « , l’intervention est inorganisée, improvisée, discontinue, non planifiée (que ce soit dans une entreprise, un secteur délimité ou une ville) alors que l’existence d’une organisation révolutionnaire permet de coordonner l’intervention de l’avant-garde dans la « lutte de masse spontanée « , de la planifier, de la synchroniser consciemment, de constamment lui donner forme. Presque toutes les exigences de « l’hyper-centralisme « léniniste se rapportent à cela, et à cela uniquement.

Ce ne sont que les fatalistes impénitents (autrement dit des déterministes mécanistes) qui peuvent prétendre que toutes les actions de masse devaient se dérouler le jour où elles ont eu lieu, et que dans tous les autres cas qui ne débouchèrent pas sur des actions de masse, celles-ci étaient impossibles. Un tel abandon fataliste (l’école Kautsky-Bauer l’a propagé) est en réalité la caricature de la théorie léniniste de l’organisation. Et ce n’est certes pas un hasard si beaucoup d’adversaires du léninisme qui parlent tant de « spontanéité des masses « défendent ce déterminisme mécaniste vulgaire et ne veulent pas comprendre à quel point il est contradictoire avec une « revalorisation « de la « spontanéité des masses « .

Si l’on part de l’inévitable périodicité des actions de masses spontanées – dès l’instant où les contradictions socio-économiques ont mûri jusqu’au point où le mode de production capitaliste ne peut que susciter des crises pré-révolutionnaires – il reste cependant incontestable qu’il est impossible d’en déterminer le moment exact parce que les incidents, les conflits partiels et les hasards jouent un rôle important. C’est pourquoi une avant-garde révolutionnaire, capable au moment décisif de concentrer ses forces sur le « maillon faible « , peut être incomparablement plus efficace que les initiatives parcellisées de beaucoup de travailleurs avancés qui manquent de cette capacité de concentration (30). Les deux plus grandes luttes ouvrières qui ont eu lieu jusqu’ici en Europe occidentale – le mai 68 français et l’automne 69 italien – ont confirmé ce point de vue. Les deux ont débuté par des luttes « spontanées « qui n’avaient été préparées ni par les syndicats, ni par les grands partis socio-démocrates ou « communistes « . Dans les deux cas, des travailleurs et des étudiants radicalisés ainsi que des cadres révolutionnaires qui permettaient aux masses travailleuses de faire un « apprentissage exemplaire « ont joué un rôle important. Dans les deux cas, des millions d’hommes ont participé à la lutte, soit davantage que dans la période des plus grandes luttes de classe d’après la première guerre mondiale : 10 millions de salariés exactement en France, environ 15 millions en Italie.

Dans les deux cas, les aspirations dépassaient largement « l’économisme « de grèves purement syndicales. Preuves en sont en France les occupations d’usines, en Italie les démonstrations de rue et la mise en avant de revendications politiques comme les tentatives d’organisation autonome sur les lieux de travail, c’est-à-dire de double pouvoir : l’élection des « delegati di riparto » (dans ce sens l’avant-garde de la classe ouvrière italienne était bien plus en avance que l’avant-garde française ; elle a tiré la première les enseignements historiques du mai français) (31). Mais, ni dans un cas, ni dans l’autre, il ne fut possible de renverser l’appareil d’Etat bourgeois et le mode de production capitaliste, ou même simplement de promouvoir une identification des larges masses avec les objectifs de lutte qui auraient permis à court terme un tel renversement. Pour citer l’image de Trotsky dans « L’histoire de la révolution russe » : la vapeur se volatilisait parce qu’il n’y avait pas de cylindre pour la concentrer sur le point décisif. Certes, la force motrice est en dernière instance l’énergie des mobilisations et des luttes de classe et non pas le cylindre lui-même. Sans cette vapeur, le cylindre est un tuyau vide. Mais sans le cylindre, même la vapeur la plus forte se volatilise et ne parvient pas au but. C’est la quintessence de la théorie léniniste de l’organisation.

Organisation, bureaucratie et action révolutionnaire

Il y a cependant un hic dans cette histoire que Lénine, dans les années les plus dures de la lutte contre les menchéviks, n’avait pas (1903-1905) ou pas suffisamment (1908-1914) compris. Et c’est ici que l’apport historique de Trotsky et de Rosa Luxembourg à la compréhension de la dialectique « classe ouvrière-travailleurs avancés « prend toute sa valeur. C’est précisément l’immaturité de la conscience de classe des larges masses qui confirma la nécessité d’une avant-garde, d’une séparation du parti d’avec les masses. Il s’agit ici d’un apport dialectique complexe, plusieurs fois souligné par Lénine, de l’unité de la séparation et de l’intégration, qui correspond aux particularités historiques de la lutte révolutionnaire pour un renversement socialiste de la société. Bien entendu, le parti se forme au sein de la société bourgeoise ; il ne peut pas s’abstraire des empreintes de la division du travail et de la production marchande universelle inhérentes à cette société, qui engendrent la réification de tous les rapports humains. Ce qui signifie : la mise sur pied d’un appareil de parti coupé de la masse des travailleurs recèle le danger d’une autonomisation de cet appareil lui-même.

Dès que cette tendance réussit à s’imposer, l’appareil se transforme d’instrument pour parvenir à un but (le succès de la lutte de classe prolétarienne) en un but en soi. C’est là précisément que se trouve la racine des déformations de la llème et de la Illème Internationale, de la subordination des partis sociaux-démocrates et communistes d’Europe occidentale aux bureaucraties conservatrices et réformistes, qui ne sont orientées que vers le statu quo (34). La bureaucratie est un produit de la division du travail, c’est-à-dire de l’incapacité des larges masses à remplir directement à elles seules toutes les tâches qu’elles doivent maftriser. Cette division du travail correspond absolument aux conditions matérielles, et ce n’est pas une invention de fonctionnaires. Si l’on ignore ces conditions, on en arrive aux mêmes phénomènes que sous l’influence de la bureaucratie : le mouvement stagne. Nous touchons ici, sous un autre angle, – celui de la technique d’organisation – le même problème que nous venons d’exposer : le mode de production capitaliste n’est pas le cadre exemplaire pour une éducation de l’auto-activité prolétarienne ; il n’enseigne pas automatiquement aux travailleurs à découvrir et utiliser spontanément les objectifs et les formes de leur propre libération.

Dans ses premiers débats avec les menchéviks, Lénine a sous-estimé ce danger de l’autonomisation de l’appareil et de bureaucratisation des partis ouvriers. Il voyait le problème central dans l’opportunisme des universitaires petits-bourgeois comme des défenseurs petits-bourgeois du « pur syndicalisme « et se moquait de là résistance au « bureaucratisme « de plusieurs de ses camarades. En fait, l’histoire a montré que le danger principal d’opportunisme dans la social-démocratie d’avant la première guerre mondiale ne venait ni des universitaires, ni des défenseurs du « pur syndicalisme « , mais de la bureaucratie du parti social-démocrate lui-même, en bref : d’une pratique « légaliste « , qui se limitait d’une part à l’électoralisme et à l’activité parlementaire, et d’autre part à la lutte pour des réformes immédiates dans le domaine économique et syndical. (Il suffit de décrire cette pratique pour qu’il devienne clair à quel point elle ressemble à celle des partis communistes d’aujourd’hui en Europe occidentale).

Trotsky et Rosa Luxembourg ont perçu ce danger de manière plus précise et pJus tôt que Lénine. En 1904, déjà, Rosa Luxembourg souligne qu’une « séparation entre les masses en mouvement et une social-démocratie hésitante « est possible (35), mais ceci, à vrai dire, seulement en cas de « super-centralisation « du parti, selon le modèle léniniste. Deux ans plus tard. Trotsky formule assez précisément le problème : « les partis socialistes européens, spécialement le plus grand d’entre eux, la social-démocratie allemande, ont développé leur conservatisme dans la proportion même où les grandes masses ont embrassé le socialisme, et cela d’autant plus que ces masses sont devenues plus organisées et disciplinées. Par suite, la social-démocratie, organisation qui embrasse l’expérience politique du prolétariat, peut, à un certain mornent, devenir un obstacle direct au développement du conflit entre les ouvriers et la réaction bourgeoise. En d’autres termes, le conservatisme du socialisme propagandiste dans les partis prolétariens peut, à un moment donné, freiner le prolétariat dans la lutte directe pour le pouvoir « (36). Lénine ne voulait tout d’abord pas le voir ainsi. Ce n’est qu’au début de la première guerre mondiale qu’il a changé d’opinion, lorsque la gauche allemande ne se faisait, depuis plusieurs années déjà, plus aucune illusion sur la direction du parti social-démocrate (37).

Théorie de l’organisation, programme révolutionnaire, pratique révolutionnaire

Après le choc traumatisant qu’il subit le 4 août 1914, Lénine fit toutefois le pas décisif dans cette question. L’organisation n’est plus seulement appréhendée dans sa fonction, mais dans son contenu également. Il ne s’agit pas seulement d’opposer « l’organisation « en général à la « spontanéité « en général, comme Lénine l’avait fait encore dans « Que Faire ? « et dans « Un pas en avant, deux pas en arrière « . Désormais, c’est bien davantage entre l’organisation objectivement conservatrice et l’organisation objectivement révolutionnaire qu’une distinction scrupuleuse est opérée, à partir de critères objectifs (programme révolutionnaire, transmission de programme aux masses, pratique révolutionnaire, etc…). La volonté de lutte spontanée des masses doit être considérée comme plus importante que les actions conservatrices réformistes des organisations de masse.

Les fétichistes « naïfs « de l’organisation pourraient prétendre que Lénine s’est rendu, après 1914, au point de vue luxembourgiste du « spontanéisme « lorsqu’il défend, en cas de conflit entre les « masses inorganisées « et l’organisation social-démocrate, les premières contre la seconde et lorsqu’il accuse les socio-démocrates de trahir les masses (38). Bien plus, Lénine pense désormais que la condition préalable d’une auto-libération du prolétariat est de briser ces organisations, devenues conservatrices (39).

La correction, ou mieux, le complément que Lénine apporta, après 1914, à sa théorie de l’organisation ne signifiait cependant pas un pas en arrière, conférant un caractère absolu à la pure spontanéité, mais un pas en avant dans la distinction entre parti révolutionnaire et organisation. A la place de l’exigence que le parti développe une conscience politique dans la classe ouvrière, apparaît désormais la formule suivante : l’avant-garde révolutionnaire a pour tâche d’éveiller et de développer une conscience révolutionnaire parmi les travailleurs avancés.

La construction du parti révolutionnaire signifie la fusion du programme de la révolution socialiste avec l’expérience de la lutte de la majorité des travailleurs avancés (40). Cet élargissement de la théorie de l’organisation après l’éclatement de la première guerre mondiale va de pair avec la vérification de la conception léniniste de l’actualité de la révolution. Alors qu’avant 1914, cette notion se limitait pour l’essentiel à la Russie, elle s’est étendue dès 1914 à l’Europe entière (au sujet de l’actualité de la révolution dans les pays coloniaux et semî-coloniaux, Lénine était déjà au clair après la révolution russe de 1905).

La validité du « plan stratégique « léniniste pour les pays impérialistes d’Europe occidentale aujourd’hui est donc directement liée à la question de la nature de l’époque historique dans laquelle nous vivons. Ce n’est que si l’on part du postulat – à notre avis correct et démontrable – que le système capitaliste mondial se trouve, depuis la première guerre mondiale, au plus tard depuis la révolution d’octobre, dans une phase de crise structurelle (41), qui doit obligatoirement conduire à des situations révolutionnaires, que l’on est fondé, du point de vue du matérialisme historique, à déduire une conception du parti de « l’actualité de la révolution « . Si l’on admet au contraire que nous nous trouvons toujours encore dans une phase d’expansion du capitalisme, il faut alors repousser une telle conception comme « volontariste « , car ce qui est déterminant dans le plan stratégique de Lénine, ce n’est pas la propagande révolutionnaire, mais l’orientation axée sur des actions révolutionnaires qui vont se présenter à court ou moyen terme.

De telles actions étaient aussi possibles en période d’expansion du capitalisme (Commune de Paris), mais elles restaient des exceptions sans succès. Une structure de parti concentrée sur la préparation d’un engagement efficace dans de telles actions n’aurait dès lors eu aucun sens. La différence entre un « parti ouvrier « (du point de vue de ses membres ou même de ses électeurs) et un parti ouvrier révolutionnaire (ou le noyau d’un tel parti) ne réside pas seulement dans son programme ou dans sa fonction sociale objective – encouragement et non affaiblissement de toutes les actions de masse objectivement révolutionnaires, ainsi que les revendications et formes d’action qui remettront en cause les fondements du mode de production capitaliste et de l’Etat bourgeois – mais aussi dans sa capacité à transmettre ce programme de manière éducative.

On peut préciser la question de là manière suivante : le danger d’autonomisation de l’appareil se limite-t-il aux organisations « ouvrières « opportunistes et réformistes, ou menace-t-il toute organisation, même celle qui détient un programme et suit une pratique révolutionnaires ? La bureaucratie est-elle la conséquence inévitable de toute division du travail, y compris entre « direction « et « membres « dans un groupe révolutionnaire ? Et, de ce fait, ne peut-on pas dire que toute organisation révolutionnaire, dès qu’elle dépasse une certaine dimension, est condamnée à devenir, à un certain moment de son développement et du développement des luttes de masse, un frein à l’auto-libération du prolétariat ? Si nous acceptons la validité de cette argumentation, il ne reste qu’une conclusion à tirer : la libération socialiste de la classe ouvrière et de l’humanité est à exclure.

Car il faut considérer cette autonomisation et cette réification, soi-disant inévitables, de toute organisation comme l’un des termes du dilemne, dont l’autre signifierait l’inévitable relégation dans la « fausse conscience « petite-bourgeoise et bourgeoise, de tous les travailleurs inorganisés, de tous les intellectuels enfermés dans des pratiques sectorielles, de tous ceux qui sont en marge de la production marchande universelle. Seule la pratique révolutionnaire qui vise à la conscience totale et à l’enrichissement de la théorie empêche la pénétration de « l’idéologie de la classe dominante » même dans les rangs des révolutionnaires individuels. Cette pratique ne peut qu’être organisée et collective. Si l’argumentation mentionnée plus haut était correcte, on devrait en conclure que les travailleurs avancés, avec ou sans organisation, seraient condamnés à ne pas acquérir une conscience de classe politique, et par suite, à se laisser rapidement ensevelir.

En réalité, cependant, cette argumentation est fausse parce qu’elle identifie le début d’un processus avec son résultat final ; parce qu’elle fait découler d’une manière statique et fataliste, du danger d’autonomisation des organisations, même révolutionnaires, l’inévitabité de cette autonomisation. Ceci n’est démontrable ni empiriquement, ni théoriquement. Car l’intensité du danger de déformations bureaucratiques d’une organisation révolutionnaire d’avant-garde – et à plus forte raison d’un parti révolutionnaire – ne dépend pas seulement de la tendance à l’autonomisation, qu’engendrent effectivement toutes les institution dans la société bourgeoise, mais également des tendances contraires, comme par exemple : l’intégration des organisations révolutionnaires dans un mouvement international indépendant des organisations « nationales « et capable de les contrôler théoriquement (non au travers d’un appareil, mais grâce à la critique politique) ; la participation à la lutte de classes et aux combats révolutionnaires qui permettent une sélection durable des cadres par la pratique ; la tentative systématique de dépasser la division du travail par la garantie d’un échange continu entre l’entreprise, l’université et tes postes de permanents ; les garanties institutionnelles (réduction du revenu des permanents, défense des normes de ia démocratie interne dans l’organisation et de la liberté de tendance et de fraction, etc…).

La solution de cette contradiction dépend de la lutte interne entre ces tendances, qui est elle-même déterminée par deux facteurs sociaux (42) : d’une part, le degré des privilèges sociaux qu’offre « l’organisation autonomisée « , et d’autre part, le degré d’activité politique de l’avant-garde de la classe ouvrière. Ce n’est que si cette dernière dépérit de manière décisive que le premier facteur se manifeste aussi de façon décisive. Toute l’argumentation revient en somme à une ennuyeuse tautologie : plus la classe ouvrière est passive, moins elle travaille activement à sa libération. Cette argumentation ne prouve cependant en rien que lorsque l’avant-garde de travailleurs devient plus active, les organisations révolutionnaires sont des instruments inefficaces pour la libération du prolétariat et que leur « libre-arbitre « peut et doit être limité par l’auto-activité de la classe (ou de son aile la plus avancée). L’organisation révolutionnaire est un instrument pour réaliser la révolution. Et les révolutions prolétariennes sont absolument impossibles sans une activité politique croissante de la classe ouvrière.

Théorie de l’organisation, centralisme démocratique et démocratie des Soviets

On reproche à la théorie léniniste de l’organisation d’empêcher, par une centralisation exagérée, le développement de la démocratie interne du parti. Ce reproche repose sur un malentendu. Lorsque Lénine concentre l’organisation autour des membres actifs, agissant sous contrôle collectif, il élargit en réalité bien plus qu’il ne réduit ta marge de démocratie à l’intérieur du parti. Dès qu’une organisation ouvrière a dépassé un certain nombre de membres, deux schémas d’organisation sont fondamentalement possibles : celui de l’association d’électeurs (ou organisation territoriale), qui correspond aujourd’hui aussi bien aux formes organisationnelles du Parti Socialiste que du Parti Communiste, ou celui d’une ligue de combattants s’appuyant sur des membres actifs et conscients. Il est vrai que le premier schéma laisse théoriquement une certaine marge de manœuvres aux opposants, mais uniquement aussi longtemps qu’il ne s’agit que de questions mineures. La large masse des membres apolitiques et passifs – dont une part non négligeable dépend même matériellement de l’appareil (la majorité des travailleurs et employés communaux et de l’administration, les employés dans l’organisation ouvrière elle-même, etc…) – offre dans ce cas à l’appareil une base plébiscitaire mobilisable en tout temps, qui n’a cependant rfen à voir avec une conscience de classe.

L’organisation de combat au contraire, dont les membres s’engagent consciemment et activement, s’appuie sur les intérêts de chacun et leur donne au moins la possibilité d’un jugement indépendant ; il est beaucoup plus difficile à de « purs apparatchiks « ou de purs carriéristes de percer dans de telles organisations que dans de vulgaires associations d’électeurs. Les divergences y sont bien moins tranchées par la soumission matérielle ou une loyauté abstraite que par la discussion de fond. Certes, une telle structure organisationnelle n’est pas encore une protection suffisante contre la bureaucratisation, mais elle crée cependant les conditions susceptibles de la juguler (43).

Les rapports entre l’organisation révolutionnaire (noyau de parti, parti) et les masses travailleuses se modifient brusquement dès que surgit une situation révolutionnaire. C’est à ce moment que la semence répandue par les groupes révolutionnaires et socialistes conscients se met à germer. C’est alors également que les larges masses peuvent parvenir immédiatement, à une conscience de classe révolutionnaire.

Trotsky a plus d’une fois souligné dans « L’histoire de la Révolution Russe « que les travailleurs russes gagnaient de vitesse le parti bolchevik à certains moments cruciaux de la révolution (44). On ne peut cependant généraliser ce fait ; il faut avant tout garder en mémoire que le parti bolchevik , avant les « Thèses d’avril « de Lénine, était doté d’une conception stratégique insuffisante de la nature et des objectifs de la révolution russe (45).

Lorsque ce manque commença à se faire cruellement sentir au sein du parti, Lénine intervint avec ses « Thèses d’avril « . Il put le faire avec succès parce que la majorité des travailleurs bolcheviks formés poussaient dans la même direction et parce que ceux-ci traduisaient de leur côté la puissante radicalisation de la classe ouvrière russe.

On ne peut porter un jugement objectif sur le rôle qu’a joué l’organisation bolchevique du parti au cours de la révolution russe qu’à condition de le saisir de manière plus différenciée. Bien que la direction du parti se soit manifestée à plusieurs reprises, comme l’obstacle majeur au passage du parti sur les positions trotskystes de la lutte pour la dictature du prolétariat (le pouvoir aux soviets), il se révéla que l’existence d’une organisation formée de cadres ouvriers révolutionnaires, éduqués pendant deux décennies à l’organisation et à l’activité révolutionnaire, permit le tournant stratégique décisif pour le succès.

Si l’on tient donc absolument à établir un parallèle entre la bureaucratie stalinienne et la « conception léniniste du parti « , on ne peut simplement faire abstraction de ce que nous venons de décrire. Le succès de Staline n’est pas dû à la « théorie léniniste de l’organisation « , mais à la disparition d’un moment important de cette conception. Ce qui faisait défaut après la mort de Lénine, c’est une large couche de cadres ouvriers révolutionnaires formés, capables de porter une activité politique en liaison avec les masses. Que dans ces conditions la conception léniniste du parti ait pu être transformée en son contraire, son fondateur lui-même ne l’aurait jamais contesté. Le système des soviets est la seule réponse universelle que la classe ouvrière ait donnée jusqu’ici à la question de l’organisation de son activité pendant et après la révolution. Elle permet de regrouper toutes les forces de la classe – et de toutes les couches avancées de la société – dans une confrontation ouverte simultanée de toutes les différentes tendances qui existent à l’intérieur de la classe.

Le système des soviets – dans la mesure où il s’appuie effectivement sur la base et n’est pas octroyé aux travailleurs par un appareil d’Etat qui les sélectionne – reflète la diversité sociale et idéologique des couches prolétariennes. Un conseil ouvrier est en réalité un front unique des différents groupes politiques qui s’accordent sur un point central : la défense commune de la révolution.

Il n’existe par conséquent aucune contradiction fondamentale entre une organisation révolutionnaire selon le modèle léniniste et une démocratie soviétiste ou un pouvoir des soviets effectifs. Au contraire, sans le travail d’organisation systématique d’une avant-garde révolutionnaire le système des soviets tombe soit sous l’influence des bureaucrates réformistes ou semi-réformistes (comme le système des soviets allemands entre 1918 et 1919), soit perd sa force de frappe politique parce qu’il ne parvient pas à remplir les tâches politiques centrales (comme les comités révolutionnaires espagnols entre juin 1936 et le printemps 1937). L’idée que le système des soviets rende le parti « superflu « est absurde ; soit elle présuppose que les soviets homogénéisent immédiatement la classe ouvrière, font disparaître les différences idéologiques et les différences d’intérêts et « insufflent « automatiquement et spontanément à la classe toute entière les « solutions révolutionnaires « de tous les problèmes stratégiques et tactiques ; soit elle n’est qu’un prétexte pour donner la possibilité à un petit groupe de « dirigeants « auto-proclamés de manipuler les masses, dans la mesure où elle empêche systématiquement que les masses soient confrontées aux questions stratégiques et tactiques de la révolution, c’est-à-dire qu’elles discutent librement et se différencient politiquement (comme c’est par exemple manifestement le cas dans le système d’autogestion yougoslave).

L’organisation révolutionnaire permet de garantir aux travailleurs, dans le système des soviets, un degré d’auto-activité et de fraternité, partant de conscience de classe, bien plus élevé que ne pourrait le faire un système de représentation indifférencié. Elle doit sans doute stimuler l’auto-activité des travailleurs vers ce but. Mais c’est précisément là la caractéristique principale du système des soviets. Peut-on concilier un haut degré d’auto-activité de la « base « avec la notion léniniste d’organisation ? Certainement, car cette notion, soutenue par une stratégie révolutionnaire correcte (c’est-à-dire par une estimation correcte du processus historique objectif), ne signifie rien d’autre que l’unification de l’activité des masses ; elle est la mémoire collective et le coordinateur des expériences élaborées par les masses.

Sur cette question encore l’histoire a démontré qu’il y a une différence essentielle entre un parti qui s’appelle révolutionnaire, et un parti révolutionnaire qui l’est effectivement. Lorsqu’un groupe de fonctionnaires ne fait pas que s’opposer à l’initiative et à l’activité des masses, mais tente par tous les moyens, y compris la force militaire, de les briser (que l’on pense à la Hongrie en octobre-novembre 1956 ou à la Tchécoslovaquie en août 1968), et lorsque ce groupe non seulement ne trouve aucun lien avec le système des soviets né spontanément des luttes sociales, mais brise ce système sous prétexte de défendre le « rôle dirigeant du parti « , nous n’avons manifestement plus affaire à un parti révolutionnaire du prolétariat, mais à un appareil qui défend les intérêts spécifiques d’une couche privilégiée et hostile à l’auto-activité des masses : la bureaucratie. Le fait qu’un parti révolutionnaire puisse dégénérer en un parti de la bureaucratie est cependant tout aussi peu un argument contre la notion léniniste de l’organisation que le fait que des médecins ont tué au lieu de sauver plus d’un malade est un argument contre la notion léniniste médicale. Tout pas en arrière de cette conception vers la « pure « spontanéité des masses est comparable à un retour de la science médicale vers le charlatanisme.

Sociologie de l’économisme, du bureaucratisme et du spontanéisme

En expliquant que la conception léniniste de l’organisation est en réalité une conception de l’actualité de la révolution prolétarienne, nous avons déjà mis le doigt sur le moment central de la théorie léniniste de la conscience de classe prolétarienne : la question du sujet révolutionnaire en régime capitaliste. Pour Marx et Lénine (tout comme pour Rosa Luxembourg et Trotsky, bien que ceux-ci, avant 1914, n’en aient pas toujours tiré les conclusions nécessaires), le sujet révolutionnaire est la classe ouvrière réelle, potentiellement révolutionnaire, telle qu’elle travaille pense et vit en régime capitaliste (49). La théorie léniniste de l’organisation découle normalement de cette détermination du sujet révolutionnaire, car il va de soi que, selon cette définition, ce sujet ne peut être que contradictoire : le prolétariat est d’une part exposé à l’esclavage salarial, au travail aliéné, à la réificiation de tous les rapports humains, à l’influence de l’idéologie bourgeoise et petite-bourgeoise, mais périodiquement d’autre part il se décide à engager des luttes de classes radicalisatrices, ou même des actions ouvertement révolutionnaires contre le mode de production capitaliste et l’appareil d’Etat bourgeois.

L’histoire de la lutte de classe réelle des 150 années passées s’exprime dans ces fluctuations périodiques. Il est tout simplement impossible de caractériser de façon adéquate l’évolution du mouvement ouvrier français ou allemand par exemple, au cours des 100 dernières années, en la considérant exclusivement soit sous l’angle d’une « passivité croissante « , soit sous celui d’une « activité révolutionnaire ininterrompue «  ; cette évolution se caractérise manifestement par l’unité de ces deux éléments et seuls les accents, portés tantôt sur l’une, tantôt sur l’autre des différentes formes au travers desquelles s’exprime cette unité, ont subi de continuels changements.

L’opportunisme et le sectarisme, considérés comme positions idéologiques, trouvent leur racine théorique dans une définition non dialectique du sujet révolutionnaire. Pour les opportunistes, l’ouvrier de tous les jours est le sujet révolutionnaire. Ils sont portés à reproduire servilement ses préjugés, à « contempler religieusement son postérieur », selon l’expression de Plekhanov. Si l’ouvrier s’occupe principalement des questions internes à l’usine, l’opportuniste se fait « exclusivement syndicaliste « . Si les ouvriers sont emportés par le tourbillon de la fièvre patriotique, l’opportuniste devient social-patriote ou social-impérialiste.

Si les ouvriers succombent à la propagande de la « guerre froide « , il s’en fait le chevalier : « les masses ont toujours raison « . L’expression la plus lamentable de l’opportunisme se manifeste dons le fait que le programme – même électoral – n’est plus fondé sur une analyse scientifique de la société mais sur des sondages d’opinion. Heureusement que l’état d’esprit des masses ne dure pas. Aujourd’hui les ouvriers ne s’occupent que des questions internes à l’usine, demain ils descendront dans la rue pour des démonstrations politiques. Aujourd’hui, ils sont « pour « la défense de la patrie impérialiste contre l’ »ennemi extérieur « , demain ils seront dégoûtés de la guerre et verront l’ennemi principal dans leur propre classe dominante. Aujourd’hui ils acceptent passivement l’ » action concertée « , demain ils feront la grève « sauvage « contre elle. Et parce qu’il en est ainsi, la logique de l’opportunisme conduit à ceci : après avoir, dans un premier temps, justifié l’intégration à la société bourgeoise par le « comportement des masses », on ne peut que se retourner contre elles dès que celles-ci se mettent en mouvement contre cette société.

Les sectaires simplifient le sujet révolutionnaire tout comme les opportunistes, mais dans le sens contraire. Alors que pour l’opportuniste seul compte l’ouvrier de tous les jours, c’est-à-dire celui qui s’adapte aux conditions bourgeoises en les intériorisant, le sectaire, lui, ne veut voir que le prolétaire « idéal « , celui qui agit en révolutionnaire. L’ouvrier qui n’agit pas en révolutionnaire cesse automatiquement d’être un sujet révolutionnaire ; il devient « bourgeois ». A l’extrême, certains sectaires – comme par exemple certains spontanéistes ultra-gauches, certains staliniens et certains maoïstes – sont même prêts à identifier la classe ouvrière avec la classe capitaliste, aussitôt que celle-là refuse d’accepter complètement l’idéologie de leur propre secte (50).

Objectivisme extrême – « tout ce que font les ouvriers est révolutionnaire « – et subjectivisme extrême « seul celui qui accepte notre doctrine est révolutionnaire « (ou prolétarien) – se donnent la main lorsqu’ils nient le caractère objectivement révolutionnaire des luttes sociales et politiques qui sont menées par des masses dont le degré de conscience est contradictoire. Pour les objectivistes opportunistes ces luttes ne sont pas révolutionnaires, car « le mois prochain la majorité votera tout de même SPD (ou de Gaulle) « . Pour les subjectivistes sectaires elles n’ont rien à faire avec la révolution « car le (c’est-à-dire notre !) groupe révolutionnaire est encore trop faible « .

Il n’est pas difficile de déceler l’origine sociale de ces deux tendances. Elle correspond aux intellectuels petits-bourgeois – les opportunistes y représentent en général les intellectuels liés à la bureaucratie ouvrière dans les organisations de masse ou dans l’appareil d’Etat bourgeois, les sectaires représentent par contre les intellectuels soit déclassés, soit purement contemplatifs et coupés du mouvement réel (51). Dans les deux cas cette dissociation des moments objectifs et subjectifs de l’unité contradictoire du sujet révolutionnaire restitue en fait ta vieille cassure entre théorie et pratique, et cette cassure ne peut conduire à son tour qu’à une pratique opportuniste et à une « théorie « qui ne fait que reproduire leur « fausse conscience « au niveau idéologique.

Il est à vrai dire étrange que beaucoup d’opportunistes (entre autres la bureaucratie syndicale) et beaucoup d’intellectuels sectaires reprochent précisément aux marxistes révolutionnaires d’être des intellectuels petits-bourgeois, qui veulent se « soumettre « la classe ouvrière (52). Cette question joue également un grand rôle dans les discussions qui se déroulent à l’intérieur du mouvement étudiant révolutionnaire. C’est pourquoi il paraît utile de discuter plus précisément quelle est l’origine sociologique du bureaucratisme, de l’économisme et du spontanéisme (ainsi que de l’ » ouvriérisme « ).

Travail intellectuel et travail manuel, accumulation et production se rejoignent en plusieurs points de la société bourgeoise, quoiqu’à des niveaux différents, par exemple dans l’entreprise. Ce qui est résumé sous le concept général d’ » intellectuels « , de « petite-bourgeoisie intellectuelle « ou d’ » intellectuels techniciens « , désigne en réalité plusieurs activités de type différent, dont les relations avec la lutte de classe effective sont très différenciées. On pourrait distinguer principalement les groupes suivants (nous ne prétendons pas atteindre, avec cette classification, une analyse exhaustive) :

1) Les médiateurs proprement dits entre le capital et le travail dans le processus de production, c’est-à-dire les « sous-officiers « du capital : chefs et autres cadres d’entreprise dont la tâche est de veiller à la discipline du travail dans l’intérêt du capital de l’entreprise.

2) Les médiateurs entre science et technique, ainsi qu’entre technique et production : laborantins, auxiliaires scientifiques, chercheurs technologues, techniciens des projets, dessinateurs, etc. Contrairement à là catégorie 1, ces couches ne se font pas le soutien de l’appropriation de la plus-value ; elles participent au processus matériel de production et sont de ce fait le plus souvent non pas des exploiteurs, mais des producteurs de plus-value.

3) Les médiateurs entre production et réalisation de la plus-value : spécialistes en publicité, instituts d’études de marché, scientifiques occupés dans le secteur de la distribution, spécialistes du marketing, etc.

4) Les médiateurs entre acheteurs et vendeurs de là marchandise qu’est la force de travail. On trouve ici en premier lieu les fonctionnaires syndicaux et, au sens large, tous les fonctionnaires des organisations bureaucratisées de masse du mouvement ouvrier.

5) Les médiateurs entre capital et travail dans la sphère de la superstructure, les producteurs idéologiques (c’est-à-dire ceux dont le travail consiste à produire les idéologies) : une partie des politiciens bourgeois (les « formateurs d’opinion « ), des professeurs bourgeois en « sciences humaines « , comme on les appelle, les journalistes, une partie des artistes etc.

6) Les médiateurs entre la science et la classe ouvrière, les producteurs théoriques, c’est-à-dire les intellectuels qui critiquent le système bourgeois dans tous les domaines des sciences naturelles et sociales qui ne sont pas immédiatement reliés à la pratique (on y met également une partie des artistes).

Il n’est pas difficile de déterminer quelle partie des intellectuels exerce une influence négative sur le développement de la conscience de classe du prolétariat : ce sont avant tout les groupes 3, 4 et 5 (le groupe 1 n’est pas pris en considération, car il se tient de toute manière à l’écart des organisations ouvrières). Ce qu’il y a de plus dangereux pour l’auto-activité et la conscience autonome du prolétariat, c’est la symbiose ou la fusion des groupes 4 et 5, comme elle s’est produite, à une grande échelle depuis la première guerre mondiale dans les partis socio-démocrates et partiellement aussi dans les partis communistes alignés sur Moscou.

Les groupes 2 et 6 par contre ne peuvent que contribuer au renforcement du prolétariat et des organisations révolutionnaires, car ils leur procurent les connaissances indispensables à la critique de la société bourgeoise et au succès du renversement de cette société, bref : à la reprise des moyens de production par les producteurs associés.

Ceux qui fulminent contre la fusion croissante entre les groupes de travailleurs et les catégories d’intellectuels 2 et 6 aident donc objectivement les groupes 3, 4 et 5 à renforcer leur influence négative sur le prolétariat. Car les luttes de classe sont toujours doublées de controverses idéologiques (53). Il est donc d’une grande importance de clarifier quelle idéologie se développe dans le prolétariat, si l’on va voir se développer une idéologie petite-bourgeoise, ou même bourgeoise, ou la théorie marxiste. Celui qui s’oppose à « toute influence intellectuelle de l’extérieur « sur le prolétariat, oublie ou tait le fait que l’influence exercée par les groupes 3, 4 et 5 agit en permanence sur le prolétariat par le rouage de la société bourgeoise et de l’économie capitaliste, et que les « spontanéistes « gauchistes ne disposent d’aucun remède miracle pour refouler cette influence des intellectuels bourgeois (54). Bien plus : en s’opposant au développement d’une organisation révolutionnaire, les menchéviks et les « spontanéistes » contribuent objectivement à la perpétuation de la division du travail entre travail manuel et travail intellectuel, c’est-à-dire à la dépendance intellectuelle des travailleurs à l’égard des intellectuels et à la bureaucratisation des organisations ouvrières. Car l’ouvrier, constamment rivé à son poste dans le processus de production capitaliste, reste toujours dépendant des « spécialistes petits-bourgeois « .

Avec l’aide d’une organisation révolutionnaire il est par contre possible en faisant sortir temporairement les ouvriers des usines, de faire un pas décisif vers l’émancipation intellectuelle au moins des travailleurs avancés et d’amorcer ne serait-ce qu’embryonnairement, la suppression de la division du travail à l’intérieur même du mouvement ouvrier.

Ces remarques n’épuisent cependant pas le problème de la sociologie du spontaneisme. Nous devons nous poser la question suivante : dans quelle couche du prolétariat la méfiance à l’égard des intellectuels est-elle la plus forte ? Evidemment dans les couches, qui, de par leur statut socio-économique sont les plus exposées à des conflits avec le travail intellectuel, avant tout donc chez les ouvriers des petites et moyennes entreprises menacés par le progrès technique, chez ceux qui, autodidactes se sont sortis de la masse par leur effort personnel, et chez les ouvriers qui se sont élevés jusqu’au sommet désorganisations bureaucratiques. En d’autres termes, la base sociale de l’économisme, du spontaneisme, du bureaucratisme et de l’hostilité à l’égard des intellectuels à l’intérieur de la classe ouvrière est formée par le travail manuel et « artisanal « et non par le prolétariat des grandes entreprises, des grandes villes et des branches industrielles en expansion. Ces couches-là étaient également les piliers de la social-démocratie majoritaire dans les années déterminantes de la révolution allemande de 1919 à 1923.

Les tendances spontanéistes du mouvement ouvrier naissent souvent, mais pas toujours, sur cette base sociale. Ceci était surtout valable pour l’anarcho-syndicalisme dans les pays latins avant la première guerre mondiale, comme aussi pour le menchévisme, qui, dans les grandes entreprises urbaines était complètement dépassé par le bolchévisme, mais qui trouvait son appui prolétarien dans les petites villes des régions minières et pétrolifères du Sud de la Russie (55). Toutes les tentatives de faire renaître aujourd’hui, à l’époque de la troisième révolution industrielle, cette idéologie « ouvriériste « , sous prétexte d’ »autonomie ouvrière » ne feront que disperser, comme par le passé, les forces du prolétariat avancé, potentiellement révolutionnaires et favoriseront les groupes retardés, semi-artisanaux et bureaucratisés du mouvement ouvrier qui subissent l’influence de l’idéologie bourgeoise.

Intellectuels scientifiques, science sociale et conscience de classe prolétarienne

La réintroduction massive du travail intellectuel dans le processus de production engendrée par la troisième révolution industrielle, que Marx avait pressentie et qui puise déjà ses racines dans la deuxième révolution industrielle (56), a créé les conditions sociales d’une nouvelle prise de conscience chez une large part des intellectuels scientifiques, de leur propre aliénation, qu’ils subissent comme n’importe qui en société capitaliste, mais dont ils avaient perdu conscience lorsque, exclus du processus de la production immédiate de plus-value, ils s’étaient transformés en consommateurs directs ou indirects de celle-ci. Ces changements forment la base matérielle non seulement des révoltes étudiantes dans les pays impérialistes mais aussi de l’accroissement du nombre de scientifiques et de techniciens qu’il devient possible d’intégrer au mouvement révolutionnaire.

Avant la première guerre mondiale, la participation des intellectuels au mouvement socialiste classique suivait en général une courbe décroissante : importante au début, elle se fit plus restreinte à mesure que le mouvement de masse de la classe ouvrière se renforçait. En 1911, dans une polémique peu connue contre Max Adler, Trotsky dégagea les grandes lignes d’une analyse marxiste des origines de cette évolution : dépendance sociale croissante des intellectuels à l’égard de la grande bourgeoisie et de l’Etat bourgeois ; incapacité du mouvement ouvrier, organisé en « contre-société « , d’opposer une alternative équivalente à la société bourgeoise. Trotsky prédisait que cette situation se modifierait probablement d’une façon brutale en période révolutionnaire, à la veille de la révolution prolétarienne (57).

Il tirait cependant déjà de ces prémisses corrects des conclusions tactiques erronées, négligeant par exemple, contrairement à Lénine, l’importance, vers 1908-09, de la renaissance du mouvement étudiant en pleine période victorieuse de la contre-révolution, et dans lequel Lénine voyait un signe précurseur de la remontée ultérieure du mouvement de masse révolutionnaire (qui ne se déclencha qu’en 1912). Trotsky allait même jusqu’à prétendre que c’était la « faute « des intellectuels révolutionnaires dirigeants de la social-démocratie russe, si, en son sein, « toutes leurs particularités sociales : l’esprit sectaire, l’individualisme intellectuel, le fétichisme idéologique « pouvaient se répandre. Il sous-estimait alors, comme il l’a reconnu plus tard, l’importance politico-sociale de la lutte de fraction entre bolcheviques et liquidateurs, qui ne faisait que prolonger la lutte précédente entre bolcheviques et menchéviques. L’histoire révéla qu’il ne s’agissait pas du tout dans cette lutte d’un produit des « particularités sociales des intellectuels « , mais de la séparation entre conscience socialiste révolutionnaire et petite-bourgeoisie réformiste.

Il est vrai cependant que la participation des intellectuels révolutionnaires russes à la construction du parti révolutionnaire du prolétariat russe était encore réalisée à partir d’une seule sélection individuelle et sans racines sociales profondes. Ceci se répercuta (et devait se répercuter) inévitablement, après Octobre, contre la révolution prolétarienne, parce que la masse des intellectuels techniciens ne pouvait pas passer dans le camp de la révolution, parce qu’ils sabotèrent tout d’abord l’appareil de production économique et l’appareil d’organisation sociale, que leur collaboration dut ensuite être « achetée », et qu’enfin ils se transformèrent en moteurs de la bureaucratisation de cette révolution.

La place des intellectuels techniciens dans le processus de production matériel – avant tout de la catégorie 2 mentionnée ci-dessus- s’étant modifiée de façon décisive et les intellectuels techniciens devenant graduellement partie intégrante de la classe salariée, leur participation au processus révolutionnaire et à l’édification d’une société nouvelle est aujourd’hui nettement plus probable que dans le passé. Friedrich Engels a déjà mis en évidence leur rôle historique décisif : « Pour nous approprier et pour exploiter les moyens de production, nous avons besoin d’une masse de gens techniquement formés. Nous ne les avons pas (…) Je prévois que nous recruterons, dans les 8 à 10 années à venir, suffisamment de jeunes techniciens, de médecins, de juristes et d’enseignants pour pouvoir faire gérer les usines et les grandes propriétés par des camarades du parti, dans l’intérêt de la nation. Notre arrivée au pouvoir sera alors tout à fait naturelle et se déroulera – relativement – sans difficultés. Si par contre, à cause d’une guerre, nous arrivons prématurément au pouvoir, ces techniciens seront alors nos principaux ennemis, ils nous tromperont et nous trahiront lorsqu’ils le pourront ; nous devrons utiliser contre eux la terreur, ce qui ne nous épargnera pas pour autant les emmerdements « (59f. C’était là une prophétie tragique de ce qui devait effectivement se passer en Russie.

Il faut naturellement ajouter que le prolétariat est devenu, au cours de la troisième révolution industrielle, incomparablement mieux qualifié, et qu’il fait preuve de capacités de gestion des usines beaucoup plus grandes que du temps d’Engels. Mais la capacité du contrôle politico-social des grandes masses sur les « spécialistes « (capacité sur laquelle Lénine s’illusionnait tellement en 1918) exige également des capacités techniques. La fusion croissante entre les intellectuels techniciens et le prolétariat industriel et la participation croissante des intellectuels révolutionnaires au parti révolutionnaire ne peuvent que faciliter ce processus de contrôle.

Plus la contradiction entre la socialisation objective de la production et du travail d’une part et l’appropriation privée d’autre part – c’est-à-dire la crise des rapports de production capitalistes- s’accentue, et plus le néo-capitalisme tente de reculer l’heure de sa mort en élevant le niveau de consommation du prolétariat, plus aussi la science devient une force de production aux deux sens du terme. Non seulement elle produit, par l’automation et l’amoncellement croissant de marchandises, une crise du processus de production et de réalisation du capital, fondé sur la production généralisée de marchandises ; mais elle développe également la conscience révolutionnaire, bref : elle permet de déchirer les apparences mystifiantes de la réalité quotidienne capitaliste.

C’est précisément parce que la barrière principale qui empêche aujourd’hui le développement d’une conscience de classe politique dans la classe ouvrière réside moins dans sa misère ou dans l’extrême étroitesse de son horizon vital, mais bien plus dans le fait qu’elle se trouve constamment soumise aux influences des idéologies et des mystifications petites-bourgeoises et bourgeoises, que le rôle démystificateur des sciences sociales critiques peut exercer une fonction véritablement révolutionnaire dans le réveil de la conscience de classe. Ceci requiert cependant une médiation concrète avec le prolétariat, qui ne peut être réalisée que par les travailleurs avancés d’une part et l’organisation révolutionnaire d’autre part. Et ceci présuppose en retour que les intellectuels scientifiques ne se mettent pas, en modestes masochistes, au « service du peuple « pour soutenir ses luttes salariales, mais qu’ils apportent aux travailleurs critiques les connaissances scientifiques nécessaires que ceux-ci ne peuvent acquérir sur la base de leur conscience parcellisée, et qui leur permettent de saisir et de pénétrer dans toute leur portée l’exploitation voilée et la domination camouflée.

Pédagogie historique et formation de la conscience de classe

Si l’on a compris que la théorie léniniste de l’organisation tente de donner une réponse à la question de l’actualité de la révolution et du sujet révolutionnaire on saisit également le lien de cette théorie avec la tâche d’une pédagogie historique : avec le problème de la transformation de la conscience de classe potentielle, trade-unioniste, en conscience de classe réelle, politique et révolutionnaire. Ce problème ne peut être résolu qu’à la lumière de la stratification de la classe ouvrière spécifiée ci-dessus – masse des travailleurs, travailleurs avancés, cadres révolutionnaires organisés. Pour atteindre à la conscience de classe, chaque couche nécessite une pédagogie propre, suit son propre processus de formation, et exige une forme particulière de communication avec la classe et avec la production théorique. Le rôle historique du parti révolutionnaire d’avant-garde conçu par Lénine peut se résumer dans l’articulation de ces trois formules de pédagogie. Les larges masses n’apprennent que par l’action : vouloir leur « enseigner « la conscience révolutionnaire par la propagande reste inefficace et sans perspective.

Mais bien que les masses n’apprennent que par l’action, toute action ne permet pas nécessairement le développement en masse d’une conscience de classe révolutionnaire. Des actions qui portent sur des buts économiques et politiques à réaliser dans l’immédiat et qui peuvent être atteints dans le cadre de l’ordre social capitaliste, ne créent pas une conscience de classe révolutionnaire.

C’était là l’une des grandes illusions des socio-démocrates « optimistes « de la fin du XIXè et du début du XXè siècle qui croyaient que des succès partiels dans les campagnes électorales et dans les grèves ouvriraient une voie royale au développement d’une conscience de classe révolutionnaire et au renforcement de la combativité révolutionnaire du prolétariat (60). Ces succès partiels ont effectivement contribué au renforcement de la conscience de soi et de la volonté de lutte du prolétariat (les anarchistes avaient tort lorsqu’ils refusaient carrément ces luttes partielles) ; mais ils ne préparaient pas les ouvriers aux luttes révolutionnaires.

Comme les actions de masse ont en général pour objectif la satisfaction immédiate des besoins, il est important que la stratégie révolutionnaire lie à ces besoins des revendications qui ne puissent plus être intégrées à l’ordre social capitaliste et déclenchent une dynamique révolutionnaire, qui conduise à l’épreuve de force entre les deux classes déterminantes de la société. C’est là la stratégie des solutions transitoires que Lénine a expressément introduite au IVè Congrès dans le programme de l’Internationale Communiste, et qui fut plus tard reprise par Trotsky comme pièce maîtresse du programme de la IVè Internationale (61).

La conscience de classe révolutionnaire ne peut se développer que si les masses accumulent des expériences de lutte qui ne se limitent pas aux revendications partielles, réalisables dans le cadre du système capitaliste. L’introduction de ces revendications dans des luttes d’envergure ne peut réussir que grâce aux travailleurs avancés qui communiquent, propagent et expérimentent dans l’entreprise, dans les syndicats, dans les groupes d’entreprises des objectifs politiques – qui n’émanent pas spontanément de l’expérience quotidienne – jusqu’à ce que la situation soit mûre pour que ces revendications deviennent elles-mêmes le thème de grandes grèves et de grandes démonstrations.

Si la conscience de classe des grandes masses ne se forme qu’au travers d’expériences de luttes objectivement révolutionnaires, elle se constitue en revanche chez les travailleurs avancés, au travers des expériences de la vie, du travail et de lutte en général, qui ne doit pas forcément être révolutionnaire. Ils tirent les conclusions nécessaires des conflits sociaux quotidiens ; ils reconnaissent l’urgence du regroupement des forces, de l’action collective et de l’organisation.

Les modes et les formes de ces actions et de cette organisation ne pourront être déterminés que de cas en cas, selon les conditions objectives et les expériences concrètes. Et c’est précisément ici qu’intervient l’activité de l’avant-garde révolutionnaire qui permet aux travailleurs avancés de passer le seuil qui sépare l’expérience de l’insuffisance des structures sociales existantes de leur transformation. Il est évident que l’avant-garde ne peut jouer ce rôle de catalyseur ni automatiquement ni indépendamment des conditions objectives, mais qu’à la condition d’être elle-même à la hauteur de sa tâche, que son travail d’élaboration théorique, de propagande et de diffusion de publications corresponde dans son contenu aux besoins des travailleurs avancés, se conforme aux lois de la pédagogie politique (en évitant tout ultimatisme) et soit en même temps lié à l’activité pratique et aux perspectives politiques qui permettent d’accréditer aussi bien la stratégie révolutionnaire que l’organisation qui la propage.

Mais même si l’activité de l’avant-garde révolutionnaire répond à ces exigences, il est possible qu’elle n’atteigne pas son but si l’on se trouve en période de reflux de la lutte de classe et de recul de la confiance en soi du prolétariat. Ceux qui s’imaginent qu’il suffit de défendre une « tactique juste « et une « juste ligne « pour que, comme par miracle, une force révolutionnaire se constitue et se développe même en période de reflux des luttes de classe, raisonnent en fait en rationnalistes bourgeois et non selon la dialectique matérialiste (soit dit en passant, la plupart des divisions à l’intérieur du mouvement révolutionnaire proviennent de cette illusion). Ceci ne signifie pas pour autant que le travail de l’avant-garde révolutionnaire réalisé dans des circonstances objectives défavorables doive rester sans succès auprès des travailleurs avancés. Il n’a certes pas de grand succès immédiat, mais c’est un travail préliminaire extrêmement important, décisif même, pour le moment historique où reprend la lutte. La préparation patiente et fastidieuse que l’organisation d’avant-garde a fourni, parfois pendant des années de petit travail quotidien, réalise de riches dividendes le jour où les « dirigeants naturels de la classe « , encore hésitants, reprennent soudainement à leur compte, lors d’une grande grève, ou d’une grande démonstration, la solution du contrôle ouvrier de la production pour en faire le thème de leur lutte (62).

Pour être en mesure de persuader les travailleurs avancés et les intellectuels radicaux d’un pays de la nécessité de l’élargissement des conflits sociaux importants et de leur passage du niveau des revendications immédiates à celui des solutions de transition, il ne suffit cependant pas à l’organisation révolutionnaire d’avant-garde de copier studieusement un catalogue de telles revendications chez Lénine et Trotsky. Elle doit bien plus savoir manier une double technique d’approche et de compréhension de la réalité.

Elle doit d’une part s’approprier les expériences des luttes de classes révolutionnaires du prolétariat international, et d’autre part être capable de faire l’analyse de la réalité sociale contemporaine – une analyse qui permette d’appliquer la lecture de l’histoire à la situation actuelle donnée. Selon la théorie de la connaissance marxiste, la pratique est le critère de l’appropriation théorique véritable de la réalité présente. Ce qui veut dire ceci : une analyse internationale marxiste présuppose une pratique internationale, tout comme une telle pratique présuppose une organisation internationale.

Il est impossible de déterminer d’une façon scientifique exacte les contradictions de la société néo-capitaliste actuelle – dans le monde entier ou dans un seul pays – ou les contradictions concrètes du développement de la conscience de classe prolétarienne et le type – de conflit qui peut mener vers des situations pré-révolutionnaires sans s’approprier l’expérience historique du mouvement ouvrier international de ta révolution de 1848 à nos jours. L’histoire est le seul laboratoire des sciences sociales. Sans connaissance des enseignements de l’histoire le marxiste d’aujourd’hui n’est qu’un « étudiant en médecine « qui refuse d’entrer dans la salle de dissection. Dans ce contexte, il faut rester attentif au fait que toute tentative de « libérer « des « divisions du passé « le mouvement révolutionnaire renaissant témoigne d’une incompréhension totale de la nature socio-historique des différenciations du mouvement ouvrier international.

Si nous faisons abstraction des côtés personnels et accidentels qui accompagnent inévitablement de telles différenciations, il s’avère que les grandes controverses du mouvement ouvrier international depuis la création de la Ière Internationale – la controverse entre le marxisme et l’anarchisme, celle entre le marxisme et le révisionnisme, entre le bolchévisme et le menchévisme, entre l’internationalisme et le social-patriotisme, entre protagonistes de la dictature du prolétariat et protagonistes de la démocratie bourgeoise, entre trotskysme et stalinisme, entre maoïsme et kruchtchévisme – que toutes ces controverses touchaient les questions fondamentales de la révolution, de la stratégie et de la tactique de la lutte révolutionnaire, qui émanent de la nature même du capitalisme, du prolétariat et de la lutte prolétarienne. C’est pourquoi elles restent actuelles aussi longtemps que le problème de la réalisation d’une société sans classes n’a pas trouvé sa solution pratique. Aucune « tactique « , aussi prudente soit-elle, aucune « ouverture au compromis « , aussi généreuse soit-elle, ne peut empêcher qu’à la longue ces questions ne ressurgissent, toujours à nouveau, de la pratique elle-même. Si l’on esquive ces problèmes, le seul résultat sera le suivant : au lieu de les analyser et de les résoudre scientifiquement et de manière planifiée, ce travail restera non systématique, aléatoire et sans directives.

L’appropriation de la matière historique de la théorie marxiste est certes nécessaire, mais seulement en tant que premier pas vers le développement d’une conscience de classe révolutionnaire chez les travailleurs avancés et parmi les intellectuels radicalisés. Il faut en outre une analyse systématique du présent, sans quoi la théorie ne fournira pas les instruments propres à détecter les « maillons faibles « du mode de production et de la société néo-capitaliste et à formuler les solutions de transition adéquates (et la pédagogie qui leur convient).

Seule la combinaison d’une analyse critique globale de la société contemporaine avec la capitalisation des enseignements de l’histoire du mouvement ouvrier peut fournir les outils concrets nécessaires à la domination théorique des tâches d’une avant-garde révolutionnaire (63).

Sans expérience de luttes révolutionnaires les larges masses n’acquièrent pas de conscience de classe révolutionnaire ; sans intervention consciente des travailleurs avancés, introduisant des revendications de transition dans des luttes ouvrières, il n’y a pas d’expériences révolutionnaires des larges masses ; sans propagation de revendications transitoires par l’avant-garde révolutionnaire il n’y a pas de possibilité pour les travailleurs avancés d’influencer les luttes de masse dans un sens anti-capitaliste ; sans programme révolutionnaire, sans assimilation de l’histoire du mouvement ouvrier, sans application de ses enseignements au présent et sans preuve pratique de la capacité de l’avant-garde révolutionnaire de jouer avec succès au moins dans certains secteurs et dans certaines situations un rôle de dirigeant, il n’y a aucune possibilité de convaincre les travailleurs avancés de l’importance des organisations révolutionnaires, partant aucune possibilité (ou une possibilité seulement insuffisante) de faire assimiler par les travailleurs avancés les solutions transitoires correspondant à la situation objective : on voit ici comment s’interpénétrent les différents facteurs du développement de la conscience de classe et comment ils fondent l’actualité de la conception léniniste de l’organisation.

L’articulation entre le processus d’éducation des masses par l’action, le processus d’éducation des travailleurs avancés par l’expérience et le processus d’éducation des cadres révolutionnaires par la médiation de la théorie et de la pratique révolutionnaires constitue l’unité du processus de construction du parti révolutionnaire. Apprentissage et enseignement se trouvent ici en constante interaction, même chez les cadres révolutionnaires, qui doivent devenir capables de renoncer à l’arrogance théorique.

Cette conception est fondée sur la compréhension que la théorie ne prouve sa justification d’être que dans son lien avec la lutte de classe réelle et par sa capacité de transformer la conscience de classe potentiellement révolutionnaire des larges couches de travailleurs en conscience de classe réellement révolutionnaire.

La célèbre formule de Marx, l’éducateur a lui-même besoin d’être éduqué (64), caractérise précisément cet état de fait. Cela ne signifie pas pour autant que même sans pédagogie révolutionnaire une transformation révolutionnaire consciente de la société soit possible. La conception de Marx se complète en effet par l’idée suivante : ce n’est que « dans l’activité révolutionnaire (…) que la transformation de soi coïncide avec la transformation des choses « (65).

Notes

(1) Cette conception n’est pas du tout une invention de Lénine ; elle s’insère dans une tradition des années 1880-1905 qui va d’Engels à la doctrine classique de la social-démocratie, en passant par Kautsky. Dans le programme d’Hainfelder de la social-démocratie autrichienne , élaboré en 1888-89, il est dit clairement : « La conscience socialiste doit être introduite de l’extérieur dans la lutte de classe prolétarienne et ne se développe pas d’elle-même, de manière organique, au sein de cette lutte « . En 1901, Kautsky publiait dans la « Neue Zeit « un article sur « Les universitaires et les prolétaires « (19e année, vol. 2, 17 avril 1901), dans lequel il développait la même idée (p89), sous une forme qui inspira directement le « Que faire ? « de Lénine. Le concept de « l’actualité de la révolution « chez Lénine a été défini par Georg Lukacs, tout d’abord dans « Histoire et conscience de classe « , puis dans son étude sur Lénine.

(2) Ceci vaut avant tout pour la catégorie marxiste centrale de « pratique révolutionnaire « , qui est développée dans « L’idéologie allemande « , inconnue à cette époque.

(3) C’est dans ce sens qu’il faut aussi comprendre la célèbre remarque de Marx au début du « 18 brumaire de Louis Bonaparte « , où il souligne le caractèra d’auto-critique de la révolution prolétarienne. Marx parle dans ce contexte de « l’immensité infinie de leurs propres buts « cf.K.Marx, 18 brumaire de Louis Bonaparte, Ed.Sociales, Paris 1963, p.17.

(4) Marx et Engels disent dans le « Manifeste communiste « que les communistes « n’établissent pas de principes particuliers sur lesquels ils voudraient modeler le mouvement ouvrier « . Dans l’édition anglaise de 1888, Engels remplaça l’adjectif « particulier « par « sectaire « . Il exprime par là que le socialisme scientifique tente incontestablement d’apporter au mouvement ouvrier des principes « particuliers « , mais uniquement ceux qui sont le produit objectif du cours général de la lutte de classe prolétarienne, c’est-à-dire de l’histoire contemporaine, et non pas ceux qui appartiennent au « patois de Chanaan « de telle ou telle secte, c’est-à-dire à un aspect purement fortuit de la lutte de classe prolétarienne,

(5) Cette idée est formulée sans malentendu possible par Trotsky dans l’introduction de la première édition russe de son livre « La révolution permanente « (« Permanent Révolution « , New Park Publications, 1962, p 8-9). Mao Tsé-tung a également développé cette idée. On trouve à l’exact opposé l’idée d’un « mode de production socialiste « , ou même d’un « socialisme comme système social développé « , idée selon laquelle la première phase du communisme est considérée comme quelque chose de fixe, et non pas comme une phase transitoire d’un développement révolutionnaire permanent du capitalisme au socialisme.

(6) Cf. la célèbre phrase de Lénine selon laquelle il n’y a pas de « situation économique sans issue « pour la bourgeoisie impérialiste.

(7) C’est ainsi que la conscience de classe bourgeoise ou même plébéienne-semi-prolétarienne naissante aux 16e et 17e siècles s’est encore incontestablement exprimée sous une forme religieuse ; ce n’est que dans la seconde moitié du 18e avec la décadence totale de l’ordre féodal absolutiste, qu’elle trouva le chemin du matérialisme explicite.

8) Le concept de Gramsci « d’hégémonie politico-éthique « que doit conquérir une classe opprimée au sein de la société avant de pouvoir conquérir le pouvoir politique exprime cette possibilité d’une manière particulièrement pénétrante, (cf. « Il matérialisme storico et la filosofia di Benedetto Croce « , Milan, 1964, p 236 ; et les « Note sul Machiavelli « , Milan, 1964, P 29-37, 41-50). Ce concept d’hégémonie est critiqué ou relativisé par de nombreux théoriciens marxistes. Cf. par exemple, N.Poulanzas, « Pouvoir politique et classes sociales « Paris, 1968, p 210-222.

(9) Ceci est exprimé par Marx et Engels dans la phrase suivante : « Cette révolution n’est donc pas seulement rendue nécessaire parce qu’elle est le seul moyen de renverser la classe dominante, elle l’est également parce que seule une révolution permettra à la classe qui renverse l’autre de balayer toute pourriture du vieux système qui lui colle après et de devenir apte à fonder la société sur des bases nouvelles « (Marx-Engels, « L’idéologie allemande « , Editions sociales, 1368, p 68).

(10) Cf.Lénine : « Et notre sage ne remarque pas que c’est précisément pendant la révolution que nous aurons besoin des résultats de notre lutte théorique (pré-révolutionnaire – E.M.) contre les critiques, pour combattre résolument leurs positions pratiques « . (Lénine : « Que faire ? « , in : Oeuvres choisies en trois volumes, Moscou 1968, tome 1, p 247). 17 ans plus tard, la révolution allemande confirmait ce jugement.

(12) N Boukharine, « Théorie du matérialisme historique « , ed.Anthropos, Paris, 1967, p 317-319.

(13) Cf. le passage, non critiqué par Engels, du « Programme d’Erfurt « du SPD où les prolétaires sont caractérisés comme la classe séparée de ses moyens de production des salariés obligés de vendre leur force de travail, et où la lutte de classe est caractérisée comme lutte objective entre les exploités et les exploiteurs dans la société moderne (indépendamment du degré d’organisation ou de conscience des salariés). Après la constatation de ce fait objectif, exposé dans les quatre premiers paragraphes, on trouve l’adjonction suivante à la fin de la partie générale du programme : « C’est la tâche du parti social-démocrate que de faire de cette lutte de la classe ouvrière une lutte consciente et unie et de lui indiquer l’objectif que lui impose sa nature « . On y trouve encore la confirmation explicite qu’il peut y avoir « des classes et des luttes de classe dans la société capitaliste sans que la classe ouvrière en lutte soit consciente de ses intérêts de classe « . Dans le 8e paragraphe, le programme parle des « travailleurs conscients de tous les pays « , Engels propose ici un changement qui souligne une fois de plus qu’il distingue absolument les concepts de classe « objectif « et « subjectif «  : au lieu de « conscient « (…), je dirais pour que ce soit universellement compréhensible et traduisible en langues étrangères : « avec les travailleurs pénétrés de la conscience de leur situation de classe » ou quelque chose d’analogue. « Fr.Engels, « Zur Kritik des sozialdemokrattschen Program-metwurfs « , 1891, in : Marx-Engels, Werke, Band 22, S 232 Berlin 1963).

14) Lénine : « Bien entendu ce succès (de la construction de l’organisation -E.M.) provient essentiellement du fait que la classe ouvrière, dont l’élite a créé la social-démocratie, se distingue de toutes les autres classes de la société capitaliste, en vertu de causes économiques objectives, par son aptitude supérieure à l’organisation. Sans cette aptitude l’organisation de révolutionnaires professionnels n’aurait été qu’un, jeu, qu’une aventure… (« Douze années « in : Lénine, Oeuvres complètes,).

(15) Bien des critiques de la conception léniniste de l’organisation, y compris Plekhanov (« centralisme ou bonapartisme « , in Iskra, No 70, été 1904), s’appuyent sur un passage de « La Sainte Famille « pour affirmer le contraire. Il y est dit ceci : « Si les auteurs socialistes attribuent au prolétariat ce rôle historique, ce n’est pas du tout, comme la Critique affecte de le croire, parce qu’ils considèrent les prolétaires comme des « dieux « . C’est plutôt l’inverse. Dans le prolétariat pleinement développé se trouve pratiquement achevée l’abstraction de toute humanité, même de l’ » apparence « d’humanité ; dans les conditions de vie du prolétariat se trouvent condensées toutes les conditions de vie de la société actuelle dans ce qu’elles peuvent avoir de plus inhumain. Dans le prolétariat, l’homme s’est en effet perdu lui-même, mais il a acquis en même temps la conscience théorique de cette perte ; de plus, la misère qu’il ne peut plus éviter ni farder, la misère qui s’impose à lui inéluctablement – expression pratique de la « nécessité « – le contraint directement à se révolter contre pareille inhumanité ; c’est pourquoi le prolétariat peut, et doit nécessairement, se libérer lui-même. Or il ne peut abolir ses propres conditions de vie sans abolir toutes les conditions de vies inhumaines de la société actuelle, que résume sa propre situation. Ce n’est pas en vain qu’il va passer par la rude, mais fortifiante école du « travail « . Il ne s’agit pas de savoir quel but tel ou tel prolétaire, ou même le prolétariat tout entier, se « représente « momentanément. Il s’agit de savoir ce que le prolétariat est et ce qu’il sera obligé historiquement de faire, conformément à cet être. Son but et son action historique lui sont tracés, de manière tangible et irrévocable, dans sa propre situation, comme dans toute l’organisation de la société bourgeoise actuelle. Il serait superflu d’exposer ici qu’une grande partie du prolétariat anglais et français a déjà conscience de sa tâche historique et travaille sans répit à porter cette conscience au plus haut degré de lucidité. (Marx-Engels, « La Sainte Famille « , Ed.Sociales Paris 1969 p 47-48).

Indépendamment du fait qu’en 1844-45 Marx et Engels étaient presque incapables de fournir une théorie matérialiste de la conscience de classe et de l’organisation prolétarienne (il suffit de comparer la dernière phrase de la citation ci-dessus qu’Engels rédigea quarante ans plus tard au sujet de la classe ouvrière anglaise, pour s’en convaincre), ce passage dit précisément le contraire de ce que Plekhanov veut lui faire dire. Il dit seulement que la situation sociale du prolétariat le prédestine à l’action révolutionnaire radicale (dépassement de la propriété privée) et que l’objectif socialiste général est « inscrit « dans ses conditions de vie. Il ne dit pas que les « conditions de vie inhumaines « rendent de manière idéale ce prolétariat capable d’assimiler « spontanément « toutes les sciences sociales. A propos de l’article de Plekhanov, cf. Samuel H Baron, « Plekhanov » Stanford University Press, 1963, p 248-253.

(16) On a presque oublié que le mouvement socialiste russe a également été fondé en grande partie par des étudiants et des intellectuels, et que ceux-ci, il y a environ trois quarts de siècle, étaient confrontés à un problème analogue à celui des intellectuels d’aujourd’hui. « Analogue « ne signifie naturellement pas « identique « . Comparé à l’époque, il existe aujourd’hui un obstacle supplémentaire : les organisations réformistes révisionnistes de masse de la classe ouvrière, et un potentiel supplémentaire : l’énorme expérience historique que le mouvement révolutionnaire a accumulé depuis. Dans « Que faire ? « Lénine parle explicitement de la capacité des intellectuels de s’approprier des « connaissances politiques « , c’est-à-dire le marxisme scientifique. (Que faire ? op-cit, p.168-9).

(17) Cf. à ce propos : Marx, « Misère de la philosophie « .On trouve chez EP Thompson, « The Making of the English Working Class « , Londres, 1968, une description riche en perspectives des formes naissantes des syndicats et des caisses de résistance des travailleurs.

(18) Le caractère nécessairement discontinu des actions de masse s’explique par la situation de classe du prolétariat lui-même. Aussi longtemps qu’il ne parvient pas à renverser le mode de production capitaliste, toute action de masse est limitée dans le temp vu les capacités de résistance financières, physiques et intellectuelles des travailleurs contre la perte de salaires. Il va de soi que cette capacité de résistance ne peut être illimitée. Le nier reviendrait à nier les conditions mêmes d’existence du prolétariat.

(19) Cf quelques exemples des premières années des syndicats allemands de la métallurgie : « Fùnfundsiebzig Jahre Industriegewerkschaft Metall « . Frankfurt/M, 1966, p 72-78.

(20) Nous ne pouvons exposer ici dans le détail les différences entre une situation révolutionnaire et pré- révolutionnaire. En simplifiant, nous pouvons dire que dans une situation révolutionnaire la mise en cause de l’ordre social se concrétise organisationnellement dans la mise sur pied d’organes de double pouvoir du prolétariat (c’est-à-dire d’organes potentiels de l’exercice du pouvoir ouvrier) et subjectivement dans les revendications immédiatement révolutionnaires des masses, que la classe dominante ne oeut plus directement « intégrer « .

(21) Voir plus loin les origines léninistes de cette stratégie.

(22) Rosa Luxembourg : « Organisationsfragen der russischen Sozialdemokratie « p 71-72, in : « Schriften zur Théorie des Spontaneitàt « , Hamburg 1970.

(23) Lénine ; Que taire ? « (op cit)

(24) Pour le lien direct de ce plan avec la révolution, cf. « Que faire ? « (op cit, p 235). Il est vrai qu’on trouve aussi dans « Que faire ? « des critères organisationnels de la centralisation, mais qui sont exclusivement déterminés par les conditions de la clandestinité. Pour ce qui est des partis révolutionnaires « légaux « , Lénine se prononce pour un large « démocratisme «  : « le contrôle général (au sens strict du mot) de chaque pas fait par un membre du parti dans sa carrière politique, crée un mécanisme fonctionnant automatiquement et assurant ce qu’on appelle en (suite de la note 24) biologie la « survie du plus apte « . Grâce à cette « sélection naturelle « , résultat d’une publicité absolue, de l’éligibilité et du contrôle général, chaque militant se trouve en fin de compte « classé sur sa planchette « , assume la tâche la plus appropriée à ses forces et à ses capacités, subit lui-même toutes les conséquences de ses fautes et démontre devant tous son aptitude à prendre conscience de ses fautes et à les éviter « . (Lénine, « Que faire ? « opcit,p2l9).

(25) Rosa Luxembourg : « Organisationfragen der russischen Sozialdemokratie « (op cit, p 74)

(26) Cf. à ce propos David Lane, « The roots of russian communism « , Assen, 1969. Lane a tenté d’analyser la situation sociale des membres de la Social-démocratie russe et des fractions menchévik et bolchevik à partir des données empiriques de 1897 à 1907 et il en conclut que les bolcheviks comptaient plus de membres ouvriers et de militants actifs que les menchéviks (p 50-51).

(27) II ne subsiste aucun doute que la social-démocratie en général connaît en son sein un fort courant centralisateur. Issue du sol économique capitaliste, dont la tendance naturelle est à centralisation, et adaptée par la lutte au cadre politique des grands Etats bourgeois centralisés, la social-démocratie est dès l’origine un adversaire exemplaire de tout particularisme et du fédéralisme national. Eduquée à défendre les intérêts globaux du prolétariat comme classe face aux intérêts partiels ou particuliers du prolétariat dans le cadre d’un Etat donné, elle a partout la tendance naturelle à souder entre eux tous les groupes nationaux, religieux, professionnels de là-classe ouvrière en un seul parti uni « . (Rosa Luxembourg : « Organisationfragen… « , op cit, p 72.

(27) a Cf. la thèse ennoncée pat André Gorzselon raquelle un nouveau parti ne peut être construit que de « bas en haut « , dès que le réseau des comités de base et groupes d’usine « couvre à peu près tout le territoire « (« ni trade-unionistes, ni bolcheviks « , in « Les Temps Modernes « , oct 1969). Gorz n’a pas compris que la crise de l’Etat- bourgeois et du mode de production capitaliste ne se développe pas graduellement « de la périphérie vers le centre « ,en un processus discontinu, qui tend, à partir d’un certain point, vers une épreuve de force décisive. Si la centralisation des groupes révolutionnaires ne se fait pas, on ne fera que faciliter la reprise de contrôle du mouvement par les bureaucraties réformistes ce qui conduit à l’éclatement rapide de l’avant-garde en train de se constituer – comme cela se passa même très rapidement en Italie au moment précis où Gorz écrivait son article.

(28) Cf l’article de Rosa Luxembourg pour la fondation du KPD : « Le premier congrès du parti «  : l’avant-garde révolutionnaire du prolétariat allemand s’est formée en parti politique autonome « p 301 ). « II s’agit désormais de remplacer l’état d’esprit révolutionnaire de tout un chacun par une détermination révolutionnaire inflexible, le spontané par le systématique. « (p301). (« Der Grùndungparteitag der KPD, édité par Herman Weber Frankfurt/M, 1969). Voir aussi p 301 l’extrait de la brochure rédigée par Rosa Luxembourg, « Que veut la Ligue Spartacus ? » : « La Ligue Spartacus n’est pas un parti qui a pour but de régner sur et par la masse des travailleurs. La Ligue Spartacus n’est que la fraction la plus résolue du prolétariat, qui indique à chaque pas à la large masse de la classe ouvrière quelles sont ses tâches historiques et qui défend à chaque stade particulier de la révolution finale socialiste et dans toute question nationale les intérêts de la révolution prolétarienne mondiale « . On voit ici où se situe ce noyau essentiel du bolchévisme que Rosa Luxembourg n’avait pas encore compris en 1904 : dans le fait que « la fraction le plus résolue du prolétariat « doit être organisée en dehors des « larges masses « .

(29) Nous pourrions citer d’innombrables exemples. Voir entre autres : Lénine, Oeuvres complètes, Moscou, tomeXVIll, p 488-495, 1913 ; tome XXIII, p 262-266 et 272-277, 1916-17 ; etc…

(30) L’incapacité de la concentration « spontanée « de l’avant-garde révolutionnaire sur le plan national s’est manifesté clairement avant tout lors de la grève générale française de mai 68.

(31) Mais ici encore ces ébauches d’auto-organisation furent incapables en l’absence d’une avant-garde révolutionnaire organisée qui aurait pu effectuer la préparation nécessaire, de neutraliser de manière durable, voire de briser, la centralisation conservatrice des appareils syndicaux, du patronat et de l’appareil d’Etat.

(34) La défense des privilèges politiques et matériels de ces bureaucraties est ainsi le substrat social sur lequel repose la superstructure de cette autonomisation et de son idéologie.

(35) Rosa Luxembourg : « Organisationfragen… « (op.cit.p.77).

(36) Léon. Trotsky : « Bilan et perspectives « , in « 1905 « , éd.Minuit, Paris 1969, p.463.

(37) Cf. par exemple la plaisanterie de Clara Zetkin sur la direction de la SPD (et le manque de caractère de Kautsky) dans l’échange de lettres à propos de la censure que-cette direction avait exercée, en 1909, contre la parution du « Chemin du pou voir « de Kautsky. Qu’on la compare au respect que Lénine a montré à Kautsky la même année.

(38) Lénine : « Le Krach de la llème Internationale « , in : Lénine-Zinoviev : « Contre le courant « , reprint Maspero, Paris 1970, p.181.

(39) idem.p.181.

(40) Lénine : « La maladie infantile du communisme « , in « Oeuvres choisies en trois volumes « , tome III, Moscou 1968. Voir aussi le passage cité plus haut de la brochure rédigée par Rosa Luxembourg, « Que veut La Ligue Spartacus ? « . Ces conclusions étaient plus élaborées que celles de Trotsky en 1906 ou celles de Rosa Luxembourg en 1904, qui, eux, se faisaient des illusions sur la capacité des masses de résoudre la question de la prise du pouvoir dans leur élan révolutionnaire au cas où le conservatisme de l’appareil social-démocrate irait croissant. Dans « Grève de masse, parti et syndicat « , Rosa Luxembourg repousse même provisoirement le problème sur les couches les plus déshéritées et « inorganisées « du prolétariat, qui ne prennent conscience que dans la grève de masse. Même Lénine, dans ses écrits d’après 1914, a expressément mis l’accent sur ces masses (contre « l’aristocratie ouvrière « ), simplifiant ainsi passablement la question. Les travailleurs des grandes entreprises d’acier et de transformation du métal entre autres, qui faisaient partie des couches non-organisées du prolétariat allemand, se sont radicalisées après 1918.

(41) Cette crise générale du capitalisme, c’est-à-dire le début de l’époque du déclin du capitalisme, ne doit pas être confondue avec les crises conjoncturelles autrement dit les crises économiques périodiques qui se sont produites aussi bien en période d’essor qu’en période de déclin du capitalisme. Pour Lénine, l’époque ouverte par la guerre mondiale est « l’ère de la révolution sociale oui commence « . « Contre le courant « op-cit.

(42) C’est bien là la faiblesse la plus grande de cette théorie fataliste ; des tendances à la réification elle conclut automatiquement au danger social, sans inclure dans l’analyse la médiation du pouvoir social potentiel et des privilèges sociaux. L’autonomisation des portiers ou des caissiers ne leur donne pas le pouvoir sur les banques ou les grandes entreprises – si ce n’est le « pouvoir « de voler, ce qui n’est réalisable que dans certaines conditions. La détermination de ces conditions doit donc doubler l’analyse des tendances à l’autonomisation, afin de lui donner son contenu social.

(43) Les règles formelles qui garantissent le fonctionnement du centralisme démocratique – le droit de tous les membres à l’information sur les divergences au sein de la direction ; le droit des membres à l’information selon les tendances opposées avant l’élection de la direction et avant les congrès ; le droit à la révision périodique des décisions de la majorité à la lumière des expériences faites, c’est-à-dire la droit des minorités à tenter périodiquement de faire revenir sur les décisions majoritaires ; le droit de s’organiser en tendances, etc… Ces règles font naturellement partie des mêmes conditions. Dans les nouveaux statuts du parti, élaborés avant août 1968 pour le XIVeme Congrès du PC tchécoslovaque, ces normes léninistes du centralisme démocratique furent formulées de manière assez pertinente. Les porte-parole du centralisme bureaucratique ont réagi par l’invasion. Le retour proposé aux normes léninistes du centralisme démocratique constituait en effet l’une des principales « pierres d’achoppement « pour la bureaucratie soviétique dans le développement de la situation en Tchécoslovaquie.

(44) Léon Trotsky : « Histoire de la révolution russe « , op.cit. tome I, p.187.

(45) De 1905 à 1917, le parti bolchevik fut éduqué dans l’optique de la « dictature des ouvriers et paysans », c’est-à-dire dans l’esprit d’une formule qui voyait la possibilité d’unecoalition entrepar tiouvrieret parti paysan dans le cadre du régime capitaliste de l’agriculture et de l’industrie russe. Lénine s’en tint à cette formule presque jusqu’à la fin de 1916. Ce n’est qu’en 1917 qu’il comprit que Trotsky avait raison lorsqu’il prévoyait en 1905 déjà, que la question agraire ne pourrait être résolue que dans le contexte de la dictature du prolétariat et de la socialisation de l’économie russe.

(49) Georg Lukacs (« Histoire et conscience de classe « , p.309 ssq) se trompe lorsqu’il croit pouvoir découvrir les racines de la « théorie spontanéiste « de Rosa Luxembourg dans « l’illusion d’une révolution purement prolétarienne « . Même dans les pays où l’importance numérique et sociale du prolétariat est devenue si grande que la question des « alliés « devient une question très secondaire, la nécessité d’une organisation d’avant-garde séparée subsiste dans les conditions d’une « révolution purement prolétarienne « vu les différenciations au sein du prolétariat.

(50) Les maoïstes chinois en sont un parfait exemple lorsqu’ils appellent une aile de leur propre parti (et la majorité de leur propre comité central, qui a conduit la révolution chinoise à la victoire) des « représentants de la ligne capitaliste « , voire tout simplement des « capitalistes « . Pour les bordigistes italiens, la grève générale du 14 juillet 1948 n’a rien à voir avec la lutte de classe prolétarienne parce que les travailleurs se mettaient en grève pour la défense du dirigeant « révisionniste « Togliatti. Cf. aussi la belle formule du spontanéiste Denis Authier : « Lorsque la prolétariat n’est pas révolutionnaire, il n’existe pas, et les révolutionnaires ne peuvent rien faire avec lui ; ce ne sont pas eux qui peuvent, en jouant les éducateurs du peuple, créer la situation historique dans laquelle le prolétariat « devient ce qu’il est « , mais le développement même de la société moderne « (préface à Léon Trotsky, « Rapport de la délégation sibérienne « , Paris 1970, p.12). Cette citation montre également combien objectivisme et subjectivisme extrêmes sont liés. Derrière le masque ultra-gauche, on voit les célèbres « spontanéistes « Karl Kautsky et Otta Bauer opiner du bonnet et applaudir : et comment expliquer que le prolétariat, malgré des luttes gigantesques, n’ait pas remporté la victoire ? « C’est la faute aux circonstances, les conditions n’étaient pas mûres « . On voit clairement à quelles conclusions ridicules conduit ce fatalisme extrême et ce déterminisme mécaniste, lorsqu’on doit expliquer par « le développement même de la société moderne « pourquoi à un moment donné, la majorité de l’entreprise X ou de la ville Y s’est prononcée pour la dictature du prolétariat et contre le réformisme, alors que ceux de t’entreprise V ou de la ville W ne le faisaient pas. C’est pourtant de cette question que dépend le succès ou l’échec de la révolution. Aussi longtemps que « le développement même de la société moderne « ne fait pas tomber, comme un fruit mûr, toutes les entreprises et toutes les villes dans le giron de la révolution, ces Messieurs les « éducateurs du peuple « doivent se garder de faire violence au « développement « et gagner à eux les travailleurs de W…

(51) Pannekoek et Bordiga sont de bons exemples de ces intellectuels purement contemplatifs qui, pendant des dizaines d’années, ont rédigé le soir leurs écrits révolutionnaires, travaillant le jour comme astronome ou ingénieur de ponts. Ce sont des exemples frappants de l’effet dévastateur que la division du travail exerce sur la capacité, même des intellectuels les plus pénétrants, à produire une théorie adéquate de la totalité de la réalité sociale.

(52) Ce reproche à Lénine et aux léninistes fut déjà avancé par les économistes russes et se retrouve aujourd’hui chez les spontanéistes.

(53) Cf. À ce propos N. Poulantzas : « Pouvoir politique et classes sociales « op.cit.

(54) II est intéressant de constater qu’il y avait bien plus d’intellectuels, même d’intellectuels révolutionnaires professionnels, chez les menchéviks que chez les bolcheviks après la scission de la social-démocratie russe. Cf. à ce propos David Lane, op.cit., p.47, 50.

(55) David Lane (op.cit.p.212-213) souligne justement la prépondérance des bolcheviks dans les villes marquées par des grandes entreprises et une ancienne classe ouvrière stabilisée.

(56) Dans son dernier travail (« Zum allgemeinen Verhàltnis von wi ssen sch aftiicher Intelligenz und proleterischen Klassenbewusstsein », « Info », No 26-27, 22 décembre 1969), Hans-Jùrgen Krahl avait donné « la « citation de Marx à ce sujet, que nous reproduisons ici (elle est issue du passage non repris dans le texte final du premier chapitre du premier tome du « Capital «  : « Sixième chapitre : Résultats du processus de production indirect « , qui fut publié pour la première fois en 1933 dans les « Archives-Marx-Engels « en langue russe) : « Comme le fonctionnaire véritable de la totalité du processus de travail n’est plus, avec le développement de la soumission réelle du travail au capital ou du mode de production spécifiquement capitaliste, le travailleur isolé, mais devient de plus en plus une capacité de travail socialement combinée, et comme les différentes capacités de travail, qui concourent pour former la machine productive entière, prennent chacune une part différente au processus direct de fabrication des marchandises, ou mieux ici des produits – l’un travaillant davantage des mains, l’autre davantage de la tête, l’un comme manager, engineer, technologue, etc., l’autre comme overlooker, le troisième comme travailleur directement manuel ou comme simple manœuvre -, les fonctions de la capacité de travail se trouveront de plus en plus rangées sous le concept immédiat de travail productif, et leurs porteurs sous le concept de travailleurs productifs, directement exploités par le capital et soumis à son processus de valorisation et de production « . (Karl Marx, « Resultate « , Frankfurtj 1969, p.66).

(57) Léon Trotsky, « Intelligentsia and socialisme « , London, New Park Publishers, 1965.

(59) August Bebei : « Briefwechsel mit Friefwechsel mit Friedrich Engels « , Den Haag, 1965 p.465.

(60) La problématique de la révolution ne leur apparut que dans la réaction indispensable à une éventuelle suppression du droit de vote universel, et aussi en cas de guerre. Rosa Luxembourg par contre avait tenté avec sa théorie de la grève de masse, de développer des formes de lutte du prolétariat qui rompent avec les luttes électorales et salariales et s’appuyent sur la révolution russe de 1905.

(61) Voir la discussion du programme au 4 ème congrès de l’Internationale Communiste (Protokoll des Viertent Kongresses der Kommunistischen Internationale « , Verlag der Kommunistischen Internationale 1923, S.404-448), qui se termine par la déclaration suivante de la délégation russe, signée de Lénine, Trotsky, Zinoviev, Radek et Boukharine : « Considérant que la controverse pour savoir qu’elle doit être la formulation des revendications de transition et dans quelle partie du programme elles doivent être intégrées à fait naftre, de manière totalement fausse, une soi-disant opposition de principe, la délégation russe confirme à l’unanimité que l’introduction des revendications, de transition dans le programme des sections nationales ainsi que leur formulation générale et leur justification théorique dans la partie générale du programme ne sauraient être prises comme de l’opportunisme. « (op.cit.p.542).

(62) Georg Lukacs (« Lénine « , EDI, Paris 1965) a parfaitement raison lorsqu’il écrit que le parti révolutionnaire léniniste ne peut « faire « aucune révolution, mais peut cependant accélérer les tendances qui y conduisent. Compris de cette manière, le parti est aussi bien le producteur que le produit de la révolution, ce qui revient à dépasser l’opposition entre Kautsky (« Le nouveau parti doit préparer la révolution « ) et Rosa Luxembourg (« Le nouveau parti se créera au travers des actions révolutionnaires des masses « ).

(63) Hans-Jùrgen Krahl (op.cit.p.13) a parfaitement raison lorsqu’il reproche à Lukacs « d’idéaliser « le concept de la conscience de classe prolétarienne et dénonce son incapacité à relier pratique et théorie, qui devient une incapacité de transmettre la théorie révolutionnaire à la masse des travailleurs. Il aurait cependant pu conclure de ce travail que la nécessité d’une telle transmission ne peut être élaborée que sur la base de la conception léniniste de l’organisation, bien plus, qu’elle forme le noyau de cette conception. Mais comme il fait une nette séparation entre « le sort aliéné de la vie « et le processus de production aliéné, il tombe, comme Marcuse, dans le danger de considérer « l’aliénation des consommateurs « comme le problème central, et partant de voir dans « la satisfaction hyper-civilisée des besoins « que le système capitaliste permet à la masse des travailleurs un obstacle au développement de la conscience de classe prolétarienne. Le talon d’Achille du mode de production capitaliste reste cependant comme précédemment la sphère de l’aliénation dans le processus de production ; c’est là et là seulement, qu’une révolte véritablement révolutionnaire peut avoir prise, comme les événements de France et d’Italie l’ont montré. Nous retrouvons ainsi l’articulation dans la transmission de la conscience de classe que nous avons décrite ; ce faisant, nous ne voulons pas confondre, comme Krahl (et comme Lénine et Trotsky), le concept nai’f du « parti qui sait tout « avec l’élaboration de la théorie révolutionnaire, considérée comme un processus de production spécifique etoermanent.

(64) Karl Marx : « Thèses sur Feuerbach « . Troisième thèse : « la doctrine matérialiste (…) oublie que ce sont précisément les hommes qui transforment les circonstances et que l’éducateur a lui-même besoin d’être éduqué « . (« Idéologie allemande « , Ed. Sociales, Paris 1968, p.32).

(65) Marx-Engels : « L’idéologie allemande », op.cit.

3) La théorie léniniste de l’organisation

Ernest Mandel – La Gauche numéro 18, 2 mai 1970

Il y a quelque chose d’indécent dans le spectacle de ceux qui, après avoir momifié l’enseignement de Lénine, n’hésitent point à présenter le plus grand révolutionnaire de notre siècle comme un « bonhomme pas méchant du tout », en somme un social-démocrate comme un autre, et « grand réaliste politique » avec ça.

Que des adversaires avérés du léninisme s’efforcent de dénaturer les idées d’un homme qu’ils craignent encore davantage que son « œuvre pratique », cela n’a rien d’étonnant. Après tout, des porte-parole de la bourgeoisie des Etats-Unis ont émis l’opinion qu’ils échangeraient volontiers quelques centaines « d’agitateurs violents » américains contre quelques centaines de « communistes soviétiques » bien disciplinés. Et M. Simonet, qui ne trouve aucune difficulté à collaborer avec Jackie Nagels, craint comme la peste ces « débiles mentaux » et « meneurs professionnels » qui s’imaginent appliquer les idées de Lénine à notre époque et au sein de « son » université.

Il est un fait que l’Union Soviétique bureaucratisée sert de repoussoir pour les masses de jeunes ouvriers et étudiants radicalisés d’Occident. Elle permet de ce fait d’augmenter la cohésion interne de la société capitaliste contemporaine. Tandis que les « agitateurs », armés de conceptions léninistes, et qui s’évertuent à développer dans les pays impérialistes un mouvement révolutionnaire autonome, adapté aux conditions de notre époque sont autrement dangereux pour la stabilité de cette société dont ils peuvent faire surgir à la surface toutes les contradictions profondes et explosives.

Que les causes profondes de ces explosions résident dans les contradictions sociales, et non dans les agitateurs qui les « révèlent », nos adversaires bourgeois et réformistes sont évidemment trop aveuglés par leurs intérêts de classe ou trop malhonnêtes pour l’admettre.

Mais qu’ils reconnaissent le rôle de révélateurs que peuvent jouer les militants d’avant-garde organisés, c’est un hommage qu’ils rendent malgré eux à Lénine. C’est un hommage qui est plus approprié au centième anniversaire de sa naissance que la tentative de ses pseudo-héritiers de le transformer en un simple politicien rusé. C’est en défendant là théorie d’organisation de Lénine qu’on démontrera le mieux l’actualité du léninisme. Car c’est cette théorie d’organisation qui est incontestablemient son apport essentiel au développement du marxisme.

QU’EST-CE QUE C’EST QUE CETTE THEORIE D’ORGANISATION ?

D’aucuns cherchent à présenter cette théorie comme une série de recettes techniques, afin d’assurer l’efficacité des militants ouvriers. Il y a incontestablement de telles « recettes » d’organisation chez Lénine ; mais elles ne constituent ni l’essentiel ni surtout le fondement théorique de sa conception d’organisation.

Celle-ci s’appuie sur deux théories principales : une théorie de la formation de la conscience de classe au sein de la classe ouvrière ; une théorie de l’organisation de combat tendue vers la préparation d’une révolution sociale.

Lénine part d’une constatation que toute l’histoire du mouvement ouvrier ne peut que confirmer. Si la lutte de classe entre ouvriers et capitalistes est une conséquence inévitable de la division de la société capitaliste en classes aux intérêts opposés les unes aux autres ; si des formes diverses d’organisation ouvrière sont des conséquences inévitables de cette lutte de classe au sein du régime capitaliste, l’apparition d’une conscience de classe socialiste, d’une conscience claire de la nécessité de pousser la lutte de classe jusqu’au renversement du régime capitaliste et à la construction d’une société sans classes, n’est point un résultat automatique ou fatal de la lutte de classe ou de l’organisation de classe elles-mêmes.

Nous avons connu dans l’histoire l’exemple de la classe ouvrière anglaise, pendant toute la seconde moitié du XIXe siècle, ou de la classe ouvrière des Etats-Unis, au cours des trente-cinq dernières années, qui ont mené d’innombrables grèves, qui constituent de puissants syndicats, et qui néanmoins, dans leur immense majorité, restent prisonnières d’idées politiques bourgeoises, restent enfermées dans l’horizon de la société capitaliste.

Cela n’est pas étonnant quand on constate les énormes efforts que la société bourgeoise entreprend, par le truchement de l’enseignement, de l’Eglise, de la presse, de la radio-télévision, de la publicité et de mille autres instruments directs et indirects, pour façonner les idées de la grande masse laborieuse d’un pays capitaliste. Et c’est encore moins étonnant quand on comprend à sa juste valeur l’effet qu’un travail épuisant, énervant, parcellaire, doit exercer sur la capacité d’un travailleur de comprendre tous les ressorts fort complexes de la société qui façonnent sa vie quotidienne. Il en saisit souvent quelques-uns (par exemple que le patron l’exploite).

Pour les saisir tous, il faut soit une expérience longue et différenciée, soit une « contre-éducation » que seule une organisation révolutionnaire peut lui procurer. En soi, l’insuffisance du niveau de conscience de classe de la grande masse ne serait pas si grave si celle-ci était confrontée avec une époque historique très longue sans crises révolutionnaires importantes. On pourrait alors espérer qu’à travers de nombreuses expériences partielles, petit à petit une fraction croissante des travailleurs accéderait à cette conscience de classe socialiste ou politique.

Mais dès lors qu’on s’attend à des crises révolutionnaires à brève ou moyenne échéance, on ne peut plus s’en remettre à un tel espoir (d’ailleurs la plupart des fois vain). Il faut dans ce cas que tous ceux qui ont déjà acquis la conscience de classe politique – qui sont déjà devenus des marxistes révolutionnaires – s’organisent pour élever le niveau de conscience des ouvriers avancés, afin de les préparer au maximum aux grands combats à venir. Cette tâche ne peut être accomplie que par une organisation de combat d’avant-garde.

Lénine crut dès 1902 qu’une révolution approchait en Russie ; l’histoire ne lui a pas donné tort. Il était convaincu dès 1914 que des révolutions éclateraient dans les années à venir dans un grand nombre de pays du monde ; cela aussi a été confirmé par l’histoire. C’est pourquoi il mit à l’ordre du jour la construction d’une telle organisation d’avant-garde dès 1902 en Russie, et dès 1914 à l’échelle internationale.

LÉNINE SE MEFIAIT-IL DES MASSES ?

Y a-t-il, sous-jacente à cette conception, un mépris des masses et de leur capacité d’action spontanée ? Ceux qui l’affirment doivent soit dénaturer l’œuvre de Lénine, en passant délibérément sous silence tout ce qui contredit leur affirmation, soit présenter Lénine comme un vulgaire opportuniste qui dit blanc un jour pour dire noir le jour suivant.

En réalité, Lénine n’avait pas moins d’enthousiasme, pas moins d’admiration pour les élans de combat des masses que Rosa Luxemburg ou que Trotsky. On peut citer à ce propos des dizaines de passages de ses écrits. Contentons-nous d’une seule citation : « La grève grandiose déclenchée au mois de mai (1912 – E. M.) par le prolétariat de Russie et les manifestations de rue qui s’y rattachent, les tracts révolutionnaires et les discours révolutionnaires prononcés devant les foules d’ouvriers ont montré avec éclat que la Russie est entrée dans une phase d’essor de la révolution. Cet essor n’a pas été un coup de tonnerre dans un ciel serein. Non, il était préparé depuis longtemps par toutes les conditions de la vie russe : les grèves de masse provoquées par le massacre de la Lena et celles observées à l’occasion du 1er mai n’ont fait que marquer son avènement définitif. Le triomphe momentané de la contre-révolution était indissolublement lié au déclin de la lutte des masses ouvrières. Le nombre des grévistes donne une idée de l’étendue de cette lutte, idée approximative il est vrai, mais absolument objective et précise (…). L’essor révolutionnaire des masses impose de grandes responsabilités à tout ouvrier social-démocrate, à tout démocrate honnête. Soutenir de toutes les manières le mouvement naissant des masses (il faudrait dire aujourd’hui : le mouvement révolutionnaire des masses qui a commencé) et assurer son extension sous les mots d’ordre du parti, appliqués sans réserve : c’est ainsi que la Conférence nationale du P.O.S.D.R. (Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie) a défini ces responsabilités. « (Lénine, « Œuvres « , tome XVIII, pp. 100, 107.)

Quiconque lira ces lignes de bonne foi n’y trouvera pas la moindre parcelle de méfiance à l’égard du mouvement spontané des masses. Personne n’y trouvera le moindre indice qu’il révât d’une « révolution sur commande », soigneusement manœuvrée et téléguidée par son parti.

Non, Lénine savait mieux que quiconque que les grandes explosions de colère et de lutte des masses laborieuses ne peuvent partir d’après un horaire préétabli, ni être minutieusement préparées dans les moindres détails. Sans de telles explosions spontanées, il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais de véritable révolution. Lénine, qui était un vrai révolutionnaire, connaissait à fond cette nature de toute révolution.

Ce qui le séparait des « spontanéistes », ce n’était pas un mépris ou une sous-estimation de l’action spontanée des masses. C’était la compréhension des limites de cette spontanéité, qui, par elle-même, ne peut pas renverser l’Etat bourgeois et l’économie capitaliste.

D’abord parce que cette spontanéité est discontinue, peut retomber aussi vite qu’elle a démarré, et ne peut laisser qu’un goût de cendres, si les trésors d’expérience qu’elle dégage auprès de nombreux travailleurs ne sont pas systématisés consciemment, et cristallisés sous forme de cadres organisés.

Ensuite parce que cette spontanéité est inorganisée en face d’un ennemi supérieurement organisé et centralisé, et qu’elle risque donc de disperser ses énergies dans des dizaines de combats partiels, qui seront successivement contenus et brisés par un adversaire jouissant à fond des avantages de la centralisation.

Enfin, parce que la révolution socialiste réclame un degré d’organisation et de conscience élevé, à substituer au mélange d’anarchie et d’autoritarisme qui caractérisent le capitalisme des monopoles. Sans une longue expérience d’organisation et de programme révolutionnaires, les travailleurs d’avant-garde ne trouveront pas brusquement, à l’heure H, les ressources nécessaires pour effectuer cette œuvre de reconstruction délibérée de toute la société.

Pour Lénine, l’organisation révolutionnaire permet d’unifier les expériences de luttes partielles, de faire accumuler ces expériences par des travailleurs jadis enfermés dans l’horizon étroit d’une entreprise, d’une ville, d’une région, et de dégager ainsi une conscience politique, qui résulte précisément de cette « centralisation » politique.

PARTI D’AVANT-GARDE ET PARTI DIT DE MASSE

Les adversaires de Lénine affirment que le type d’organisation qu’il a créé n’est pas démocratique, ou, en tout cas, moins démocratique que le type d’organisation social-démocrate en usage dans les partis dits de masse. Cet argument part d’une confusion entre démocratisme formel et démocratie réelle.

Dans les partis social-démocrates, les instances supérieures sont toujours élues par des congrès, tandis que Lénine admettait, pour des conditions de clandestinité et seulement pour ces conditions-là, des exceptions aux règles d’élection. Mais dans la pratique du parti bolchevik, du vivant de Lénine, ces exceptions ont été pratiquement nulles. Le parti de Lénine était un parti vivant et démocratique, où de très nombreuses luttes de tendance se déroulaient, tant au sommet qu’à la base, où les membres étaient informés des différends au sein des organes dirigeants, et pouvaient trancher ces différends par des votes, après des discussions parfaitement démocratiques.

La caricature que Staline a faite du centralisme démocratique – notamment la règle introduite à partir de 1927, qu’une minorité battue dans un congrès devait non seulement renoncer à défendre ses opinions en public jusqu’à l’ultérieure période de discussion, mais devait renoncer à ses idées, devait les abjurer comme fausses – ne peut s’appuyer sur aucun précédent dans les écrits ou dans les actes de Lénine.

Mais le fond du problème n’est pas là. La différence entre le modèle de parti léniniste, et le modèle social-démocrate d’un parti d’adhérents admis sur la base d’un simple paiement de cotisation, c’est que le type de parti léniniste est cent fois plus démocratique.

Toute démocratie réelle présuppose en effet un large degré d’égalité de chances de participer aux décisions, un large degré d’égalité d’accès aux informations. Or, le type de parti léniniste est fondé sur le rassemblement de militants actifs, et de seuls militants actifs. Il est clair qu’entre de tels militants, les possibilités de participer à des débats, de juger avec leur propre tête, et de trancher d’après leur propre expérience, sont beaucoup plus élevés que dans des « partis d’inscrits », où la grande masse des adhérents est entièrement passive, ne possède pas le minimum de connaissances ou d’expériences pour pouvoir participer à un débat tant soit peu réel, n’a aucun intérêt à y participer, et constitue donc une masse de manœuvre idéale entre les mains de bureaucrates ou de carriéristes, qui peuvent la manipuler comme bon leur semble dès qu’une opposition les menace (sans parler du fait qu’une telle masse a tendance à se transformer en simple clientèle de dignitaires capables de distribuer des prébendes).

LES CONCEPTIONS D’ORGANISATION LENINISTES SONT-ELLES « RESPONSABLES » DE LA DICTATURE STALINIENNE ?

Dans « L’Etat et la Révolution », et dans ses autres écrits théoriques sur l’Etat, Lénine prône une forme supérieure de démocratie : la démocratie des conseils ouvriers, élus librement par tous les travailleurs. C’est une démocratie dans laquelle tout groupe de travailleurs jouirait de possibilités pratiques de se faire entendre, de s’exprimer, de s’organiser, d’avoir accès aux imprimeries et aux salles de réunion, au delà de tout ce qui existe sous la démocratie parlementaire occidentale.

L’idée de restreindre ces droits aux seuls membres d’un parti unique au pouvoir, et même aux seuls dirigeants centraux de ce parti, ne lui est jamais venue à l’esprit. La Russie des Soviets, attaquée par la violence contre-révolutionnaire des armées blanches è l’intérieur, par une douzaine d’armées d’intervention étrangères, n’a point appliqué ce schéma de manière intégrale. Mais elle a incontestablement connu, pendant les premières années de son existence – et paradoxalement : quand elle était plus faible et plus menacée ! – une véritable démocratie soviétique, l’existence de plusieurs partis, des élections libres et « contestataires » pour les soviets, une presse d’opposition, une démocratie très large au sein du parti bolchevik lui-même.

Il est vrai que les restrictions de cette démocratie soviétique ont commencé a été appliquées déjà du vivant de Lénine. Mais la cause fondamentale n’en réside pas dans les conceptions léninistes d’organisation. La cause fondamentale réside dans le déclin d’activité politique des masses ouvrières russes, épuisées par des années de guerre, de guerre civile et de privations, déçues par le reflux de la révolution internationale dont elles avaient espéré un secours décisif, limitées aussi dans leur capacité d’auto-gouvernement par un niveau de culture et de qualification insuffisant. La théorie léniniste d’organisation ne prend tout son sens – c’est Lénine lui-même qui a souvent insisté sur cet aspect de la question – qu’en liaison avec une classe ouvrière en activité. Si ce niveau d’activité tombe, le reflux révolutionnaire est inévitable.

Par un concours de circonstances imprévu, ce reflux révolutionnaire n’a pas ramené au pouvoir la classe bourgeoise, déjà trop affaiblie internationalement pour pouvoir restaurer le capitalisme en Russie. Le pouvoir qui glissa des mains des travailleurs tomba dans celles d’une couche bureaucratique de plus en plus privilégiée. C’est là qu’il faut chercher les racines du stalinisme, et non dans les « erreurs » de Lénine en ce qui concerne la théorie d’organisation.

Pendant la dernière période de sa vie, Lénine est de plus en plus conscient de l’énorme puissance de la machine bureaucratique dont il se voit encerclé. Il se demande avec effroi si cette couche bureaucratique n’étouffera pas les vrais communistes. C’est lui, le premier, qui caractérise l’Etat soviétique comme un « Etat ouvrier bureaucratîquement déformé ». C’est lui qui proclame que l’appareil d’Etat est « effroyablement bureaucratis ». C’est lui qui proclame qu’il faut « écarter Staline » de sa position de pouvoir, vu l’énorme concentration de puissance bureaucratique qu’il a réussi à réunir dans ses mains. C’est lui qui offre à Trotsky une alliance politique contre la fraction stalinienne, pour le treizième congrès du parti.

Son dernier combat, c’est pour la démocratie soviétique qu’il veut le mener. Et si ce combat est perdu, ce n’est pas à cause de la théorie léniniste du parti, ce n’est pas à cause de l’existence du parti bolchevik, mais c’est à cause du fait que le parti au pouvoir n’est plus cet instrument révolutionnaire d’avant-garde que Lénine avait forgé, mais s’est déjà largement confondu avec la bureaucratie d’Etat.

La renaissance du léninisme, qui est en cours aujourd’hui de par le monde, y compris en Union Soviétique, remettra à l’honneur au sein du mouvement ouvrier, et au sein des futures révolutions victorieuses, ces principes à la fois généreux et efficaces qui ont été ceux de Marx avant d’être devenus ceux de Lénine. L’émancipation des travailleurs ne peut être que l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. La révolution socialiste a pour but de donner tout le pouvoir aux producteurs associés et non à un parti quelconque. La dictature du prolétariat est synonyme du régime de la Commune de Paris, c’est-à-dire de conseils ouvriers élus au suffrage universel.

L’avant-garde organisée acquiert une hégémonie au sein des masses laborieuses exclusivement grâce à sa capacité de persuasion politique, grâce à son programme et à sa ligne politique supérieures, grâce au dévouement et à l’énergie majeure de ses membres, mais pas en utilisant la répression ou la violence à l’égard du reste des masses laborieuses.

4) Actualité de la théorie d’organisation léniniste à la lumière de l’expérience historique

Ernest Mandel – Praxis – revue philosophique, 8, 1971, pp. 215-231

Marx ne nous a pas laissé une théorie achevée de la formation de la conscience de classe du prolétariat. Du même fait, il ne nous a pas laissé une théorie achevée du parti. Il y a dans ses œuvres des éléments fragmentaires d’une telle théorie mais ces éléments paraissent souvent comme contradictoires, puisqu’ils mettent en lumière tantôt l’un et tantôt l’autre aspect de la formation de cette conscience de classe qui prévalent dans l’analyse marxiste. Tantôt l’élément qui conclut à la maturation subjective du prolétariat à long terme – en fonction de la condition prolétarienne elle-même, c’est-à-dire en fonction de la position que le prolétariat occupe dans le processus de production capitaliste, et dans la société bourgeoise en général. Et tantôt l’élément qui met en avant l’immaturité subjective immédiate du même prolétariat, – en fonction du poids de la misère, de l’aliénation, de l’abrutissement et surtout de l’asservissement à l’idéologie de la classe dominante qui résultent de la même condition prolétarienne.

A Lénine revient le mérite historique d’avoir combiné ces éléments épars pour formuler une théorie cohérente de la formation de la conscience de classe prolétarienne, théorie qui constitue le sous-bassement de sa théorie d’organisation. Beaucoup de malentendus formulés à l’égard de cette théorie d’organisation, et beaucoup de procès d’intention injustifiés intentés à Lénine tout au long du vingtième siècle, proviennent du refus de comprendre ce point de départ théorique.

Certes, lorsqu’on parle d’une théorie léniniste de l’organisation, on a tendance à se référer exclusivement à la brochure « Que faire ? « et à ramener plus d’un quart de siècle d’activité inlassable dans le domaine de l’organisation aux seuls principes énoncés dans cet ouvrage. Pour autant qu’on ne voit pas en Lénine un Machiavel hypocrite, qui passe délibérément sous silence une partie de ses intentions lorsque « la conjoncture est défavorable «  ; pour autant qu’on lui reconnaît le minimum de bonne foi et de cohésion idéologiques, sans lesquelles la discussion de ses idées perd tout son sens, cette tentative simplificatrice est évidemment infondée. Il y a dans l’œuvre de Lénine une constance de certains thèmes-clé qu’on trouve exposés de la manière la plus nette et la plus convaincante dans « Que faire ? ».

Mais au fur et à mesure que son expérience s’enrichit – avant tout l’expérience des luttes révolutionnaires du prolétariat russe de 1905-6 et de 1917, et dans une mesure non négligeable l’expérience du mouvement ouvrier international pendant et au lendemain de la première guerre mondiale – Lénine intègre dans sa théorie d’organisation une série d’éléments supplémentaires, qu’on trouvera surtout élaborés dans les écrits sur la faillite de la social-démocratie 1914-1916,, dans l’ » Etat et la Révolution « et d’autres écrits fondamentaux de l’année 1917, dans les documents des premiers congrès de l’Internationale Communiste et dans « La Maladie Infantile « . C’est l’ensemble de ces éléments regroupés autour des thèses fondamentales de « Que Faire ? « , et les corrigeant par certains aspects, qui constituent la théorie léniniste dans ce domaine, et non pas un moment de celle-ci, limité dans le temps.

Une autre remarque liminaire concerne la tentative de tant de critiques de réfuter la théorie léniniste de l’organisation en s’appuyant sur les pratiques bureaucratiques de l’URSS post-léniniste… Il s’agit d’une erreur méthodologique manifeste.

Certes, l’unité de la théorie et de la pratique que les marxistes réclament – et que Lénine aurait été le premier à assumer pour son propre compte – permet de confronter constamment les théories avec leurs résultats pratiques. Mais elle exige que la preuve soit apportée que ces résultats découlent de la théorie, – et non de facteurs différents, voire de théories opposées. Condamner un manuel de chirurgie parce qu’un chirurgien a raté une opération après avoir fait ses études sur la base de ce manuel n’est pas un procédé scientifique très sérieux. Il faut encore apporter la preuve que c’est l’application des théories exposées dans le manuel qui a causé la mort du malade, – et non un des mille facteurs différents qui peuvent influer sur le déroulement de l’intervention chirurgicale, à l’insu du théoricien, ou par suite d’un refus délibéré de suivre l’enseignement reçu.

Finalement, il est nécessaire de distinguer ce qui, dans la théorie léniniste de l’organisation, possède une valeur universelle, c’est-à-dire s’applique à l’ensemble de l’époque de la crise générale du capitalisme, et découle ainsi de l’ensemble des caractéristiques fondamentales de la société bourgeoise, de la production capitaliste et de la nature de classe du prolétariat, – et ce qui n’est qu’accidentel, découlant de conditions spécifiques du temps et de l’espace. Pour ne donner qu’un seul exemple : combien de fois n’a-t-on pas cité le passage de « Que Faire ? « contre l’élection des comités du parti, et en faveur de leur désignation par le Centre, comme preuve des attitudes foncièrement « anti-démocratiques « de Lénine ?

On oublie d’ajouter que Lénine justifie ces propositions exclusivement par les conditions de clandestinité difficiles dans lesquelles se trouve le jeune parti social-démocrate ouvrier de Russie ; que la brochure « Que Faire ? « proclame en même temps la nécessité de l’élection et de la publicité les plus larges de tous les comités et de tous les mandataires du Parti, dès que le minimum de libertés démocratiques est assuré, et que les Thèses du IIe Congrès de l’Internationale Communiste réaffirment le principe de l’éligibilité de tous les comités, ne faisant de nouveau explicitement des exceptions que pour les conditions de clandestinité extrême.

La théorie léniniste de la formation de la conscience de classe prolétarienne part de la distinction, essentielle pour le marxisme, de la classe en soi et de la classe pour soi, que le jeune Marx avait déjà établie dans « Misère de la Philosophie « . De cette distinction découlent le concept de l’existence objective des classes sociales, indépendamment de leur niveau de conscience, et le concept de lutte de classe objective, indépendamment du niveau d’auto compréhension des intérêts historiques des classes en présence. Ces deux concepts de classe objective, et de lutte de classe objective, sont indispensables pour la cohésion interne du matérialisme historique et pour comprendre la fameuse définition du « Manifeste Communiste «  : « Toute l’histoire de l’humanité est une histoire de luttes de classes « .

Il est évident que les esclaves de l’Antiquité et que les serfs du Moyen-Age avaient encore beaucoup moins conscience de leurs intérêts de classe historiques que les travailleurs britanniques ou américains d’aujourd’hui. Nier le caractère de luttes de classe à de grands affrontements entre le Capital et le Travail, à de grandes actions de classe du prolétariat comme par exemple la grève générale italienne du 14 juillet 1948 ou les grèves générales belges de 1950 et de 1960-61, sous prétexte que la conscience des prolétaires engagés dans cette bataille n’était pas à la hauteur des exigences de l’histoire, ou que ceux-ci se battaient pour des objectifs politiques qui ne sortaient pas du domaine de la démocratie bourgeoise, c’est enterrer ce concept de classe objective et de lutte de classe objective, et mettre un point d’interrogation sur tout le matérialisme historique. Ce ne serait plus l’existence sociale qui déterminerait la conscience, mais la conscience, – et elle seule – qui permettrait de juger de la réalité d’une lutte sociale impliquant des millions d’individus.

Mais de même que la théorie léniniste de l’organisation s’inscrit en faux contre les écarts de ce subjectivisme extrême, elle s’oppose résolument à l’objectivisme non moins mécanique qui, sous prétexte que la lutte de classe est pour Marx le résultat inévitable de l’existence de la société capitaliste et des antagonismes qui la déchirent, voit dans la conscience le reflet automatique de l’existence sociale, et efface ainsi la particularité essentielle de la lutte de classe prolétarienne, celle qui la distingue de toute lutte de classe du passé : à savoir l’obligation dans laquelle se trouve la classe ouvrière de substituer à une société et une économie régies par des lois aveugles et objectives la construction délibérée d’une société et d’une économie nouvelles régies par la direction consciente des producteurs associés.

Dès lors que la construction du socialisme ne peut être le résultat automatique ni de la lutte de classe au sein de la société bourgeoise, ni de la simple libération des éléments de la nouvelle société présents au sein de la société ancienne, mais d’une organisation consciente des producteurs, le niveau de conscience de ces producteurs déterminera dans une mesure appréciable les chances de succès de l’entreprise.

En d’autres termes : de la distinction établie par Marx entre le concept de classe en soi et de classe pour soi, Lénine a déduit la distinction du concept de lutte de classe élémentaire – résultat spontané inéluctable des contradictions de classe que le mode de production capitaliste lui-même introduit au sein de fa société bourgeoise – et de la lutte de classe révolutionnaire, qui seule permet de transformer la première en un assaut réussi contre l’économie capitaliste et l’Etat bourgeois, et dont la réussite dépend essentiellement du niveau de conscience, d’organisation et de direction du prolétariat.

Certes, le reproche de « volontarisme « si souvent dirigé contre Lénine est injustifié, car dans sa théorie, la lutte de classe révolutionnaire n’est jamais séparée mécaniquement de la lutte de classe élémentaire. Elle ne peut être que le produit de celle-ci, dans certaines conditions historiques objectives, nettement délimitées. Contrairement aux populistes, Lénine n’a jamais cru que la simple « volonté révolutionnaire « ou « éducation révolutionnaire « pouvaient produire une révolution victorieuse sous le tsarisme. Il a toujours eu soin de préciser que cette « volonté « et cette « éducation « devaient partir de la lutte de classe élémentaire d’une classe sociale spécifique, le prolétariat, auquel le développement du capitalisme en Russie allait attribuer des capacités de lutte et d’organisation dont ne disposait aucune classe sociale de la Russie pré-capitaliste.

Il n’a pas manqué non plus de préciser que ce n’est que dans des conditions historiques bien déterminées – conditions permettant de produire périodiquement des crises pré-révolutionnaires, du fait des contradictions accumulées au sein de la société russe sous le tsarisme – que l’effort de transformer la lutte de classe élémentaire en lutte de classe révolutionnaire pouvait porter ses fruits.

En dehors de ces prémisses, qui seules permettent d’expliquer comment la lutte de classe courante peut produire une « classe en soi « , peut produire la conscience de classe prolétarienne, l’œuvre d’une avant-garde révolutionnaire ne pouvait avoir de succès. Il sera intéressant d’examiner les fondements socio-économiques de ces prémisses, dans le cadre du matérialisme historique ; nous y reviendrons plus loin. Mais retenons pour le moment simplement ceci : ce qui distingue la théorie léniniste de l’organisation d’autres théories mécanistes ou volontaristes, ce n’est pas qu’elle nie les liens évidents entre lutte de classe élémentaire du prolétariat et lutte de classe révolutionnaire, ni qu’elle conteste que la première constitue la précondition de la seconde(qu’une ampleur majeure de la première ne peut que faciliter l’éclosion de la seconde).

Ce qui la distingue, c’est qu’elle conteste les liens automatiques et spontanés entre la première et la seconde, qu’elle estime que la seconde ne découlera de la première que si aux conditions objectives qui doivent présider à son éclosion s’ajoutent une série de conditions subjectives qui n’en sont pas le corollaire fatal. C’est là que nous rencontrons tout l’approfondissement de la théorie marxiste de la formation de la conscience de classe prolétarienne que Lénine a pu apporter par sa théorie de l’organisation.

Le niveau précis de conscience du prolétariat n’est ni le produit automatique de sa place dans le processus de production, ni le produit automatique de son expérience (donc de l’ampleur de ses luttes passées et présentes). Il résulte d’un ensemble de facteurs beaucoup plus complexes, dont seule l’interaction permet d’expliquer en définitive pourquoi, à une époque déterminée, dans un pays déterminé, ce niveau est ce qu’il est.

La théorie léniniste de la formation de la conscience de classe prolétarienne explique avant tout que cette formation représente un processus inégal et discontinu. Ce processus inégal et discontinu de formation de la conscience de classe prolétarienne est en premier lieu le reflet du processus historique inégal et discontinu de formation du prolétariat lui-même.

L’ensemble des ouvriers salariés, tels qu’ils apparaissent à un moment donné dans un pays déterminé, n’ont pas été condamnés au même moment et dans les mêmes circonstances à vendre leur force de travail. Les uns sont des prolétaires industriels, fils de prolétaires industriels depuis plusieurs générations. D’autres sont fraîchement arrachés au village natal et à l’agriculture ancestrale. Les uns sont marqués par la vie et la discipline collective de la grande usine. D’autres subissent l’influence corporatiste de la petite entreprise et du travail semi-artisanal. Les uns sont imprégnés de la civilisation des grands centres urbains, où la vie collective, en dehors de l’usine, prolonge tout naturellement les impulsions solidaires issues du travail industriel lui-même. D’autres subissent le double effet aliénant de la condition prolétarienne et de l’habitat semi-rural isolé et atomisant. Les uns sont éduqués, dès leur enfance, dans des organisations ouvrières. D’autres sont soumis à l’influence idéologique de la classe bourgeoise transmise par des organisations cléricales ou « neutres « .

La diversité de la conscience du prolétariat, à un moment déterminé, est ainsi fonction d’une stratification qui reflète les origines historiques et les conditions de vie et de travail différentes de diverses couches prolétariennes.

Aux racines objectives de cette stratification du prolétariat s’ajoutent des racines subjectives non moins importantes. Chaque ouvrier ne subira pas de la même façon et au même degré l’influence idéologique de la classe dominante. Des différences d’expérience, d’intelligence, de tempérament, de caractère feront réagir différemment différents membres d’une même classe sociale, soumise aux mêmes forces d’exploitation et d’oppression. Tôt ou tard la grande majorité de la classe s’engagera dans la lutte – mais le fait que les uns le font plus tôt que d’autres, et comprennent mieux la portée générale de cette lutte, a évidemment une importance décisive sur le comportement quotidien des uns et des autres – surtout en dehors des périodes de grandes luttes. Si la stratification sociale du prolétariat a des causes objectives, la stratification subjective aboutit, en conjonction avec elle, au caractère discontinu du développement de la conscience de classe. Celui-ci résulte à son tour d’une caractéristique fondamentale de la société capitaliste et de la condition prolétarienne, qu’il faut rappeler à ce propos.

La classe ouvrière subit l’exploitation capitaliste non pas en fonction d’un quelconque choix idéologique préalable, mais en fonction d’une obligation économique inéluctable à laquelle elle ne peut pas échapper, dans des conditions « normales « . Elles ne peuvent pas cesser de travailler en permanence, sans être condamnée à mourir de faim (dans les pays néocapitalistes à législation sociale « généreuse « , les indemnités de chômage sont impitoyablement supprimées après un certain temps, si les autorités bourgeoises arrivent à la conclusion que le mauvais sujet « ne désire pas travailler »). C’est dire qu’elle ne peut lutter en permanence et qu’en dehors des luttes révolutionnaires qui mettent à l’ordre du jour le renversement du régime capitaliste, toute lutte de classe dans ce régime débouche inévitablement sur une « reprivatisation » partielle de la classe, une fois terminé le combat. Seuls les éléments les plus conscients, les plus énergiques, les plus obstinés, résisteront à cette tendance à en revenir à la « lutte pour l’existence « , à la « vie privée « , qui résulte de la structure même de la société et de l’économie capitalistes.

Cette même structure objective se reflète également par une structure mentale, idéologique, par une tendance à l’intériorisation et à l’acceptation quotidienne des rapports de production capitalistes. Même les ouvriers les plus « réfractaires « achètent du pain, payent des loyers et des impôts, reproduisent ainsi tous les jours les rapports marchands qui constituent le fondement du mode de production capitaliste, et n’y voient que du feu. Et ils ont mené, pendant des décennies, des luttes de classe farouches, y compris des luttes politiques (comme celle des Chartistes britanniques), y compris des insurrections (comme celle des ouvriers de Lyon), sans pour cela comprendre que le capitalisme serait impossible sans la généralisation des rapports marchands, sans la transformation de la force de travail en marchandises, et des moyens de production en capital.

Un effort d’information et de formation théorique est indispensable pour percer à jour tous les secrets et tous les mystères de l’exploitation capitaliste. Cet effort par définition, ne peut être qu’individuel (ou dans le meilleur des cas, entrepris par des groupes restreints d’individus). II ne peut être le produit immédiat de l’expérience. Or, la grande masse n’apprend que par l’expérience. Arrivée à son stade suprême, celui de l’élaboration et de l’assimilation de la théorie scientifique, la formation de la conscience de classe du prolétariat devient donc inévitablement un processus individualisé et individualisant (c’est d’ailleurs un des mécanismes essentiels par lesquels l’ouvrier aliéné et déshumanisé peut commencer à conquérir une individualité indépendante. Mais ceci, c’est une autre histoire). Il devient du même fait un processus de différenciation au sein de la classe ouvrière.

Le concept léniniste de conscience de classe prolétarienne porté à son plus haut niveau s’appuie aussi sur le rôle relativement autonome de la théorie marxiste dans le processus historique. Il implique, en d’autres termes, l’impossibilité d’aboutir à une conscience globale de la condition prolétarienne et des conditions de son dépassement – à une conscience globale du capitalisme et du socialisme – sur une base purement expérimentale, empirique, pragmatique.

L’expérience des travailleurs et de groupes sectoriels de travailleurs est forcément une expérience fragmentaire et fragmentée de la réalité sociale, limitée par l’horizon précis dans lequel se déroule leur existence : quelques entreprises, quelques quartiers, quelques villes. Les luttes qui partent de cette expérience immédiate sont de ce fait marquées du sceau d’une conscience parcellisée qui reflète – même en s’efforçant de le nier – le travail parcellisé qui est le propre du prolétariat, avec son corollaire inévitable de réification, d’aliénation et de « fausse conscience « .

Le caractère inévitablement corporatiste de ces luttes implique que la conscience de classe élémentaire qui résulte des luttes de classe élémentaires comporte de nombreux aspects qui sont en contradictions avec une lutte de classe au sens profond et historique du terme. Car cette conscience parcellisée reproduit des divisions au sein du prolétariat, qui résultent des conditions même de la production capitaliste et que la bourgeoisie s’efforce de maintenir à tout prix. Le prolétariat ne devient une classe pour soi – ne se « constitue en classe « , pour reprendre la formule de Marx – que dans la mesure où ces facteurs de division sectorielle, corporatiste, localiste, régionaliste, nationaliste, raciste, cèdent le pas à la conscience unificatrice des intérêts communs de tous les prolétaires indépendamment de leurs particularités de métier, d’occupation, de qualification, d’habitat, de race, de religion, ou de nationalité.

Mais si, à une certaine étape de son développement, le mode de production capitaliste favorise incontestablement l’éclatement de luttes unificatrices et générales de la classe ouvrière, il s’en faut de loin que ces luttes suffisent pour substituer à la conscience fragmentaire et parcellisée une conscience globale, totalisante, de toutes les contradictions capitalistes et de toutes les conditions de victoire du socialisme. Indépendamment des facteurs mentionnés plus haut, qui entravent la formation d’une telle conscience globalisante, il y a le simple fait que ces luttes généralisées ne sont que des moments « ponctuels « de l’existence ouvrière, qui ne se produisent qu’une ou deux fois pendant la vie de chaque génération ouvrière (et dans certaines générations même pas une seule fois : cf. l’Allemagne entre 1933 et 1968 !). Dans ces conditions, l’origine purement empirique d’une telle conscience de masse, fondée exclusivement sur ce qui a été effectivement vécu, rend les facteurs qui déterminent le caractère fragmentaire de la conscience ouvrière infiniment plus puissants que les facteurs qui jouent en sens inverse.

Une des idées-maîtresses de « Que faire ? « qui conserve toute sa valeur universelle aujourd’hui comme au moment où cet ouvrage à été rédigé, c’est que le prolétariat ne peut accéder à une conscience globale de la réalité capitaliste – de sa propre existence – qu’à travers une pratique sociale globalisante c’est-à-dire qu’à travers une pratique politique. Plus exactement : que seule peut accéder à cette conscience de classe portée à sa plus haute expression cette minorité de la classe ouvrière prête et capable de poursuivre une activité politique permanente même dans les périodes de recul du mouvement de masse, même dans les phases de « reprivatisation « de la majorité des travailleurs, même dans les phases de montée de l’influence de l’idéologie bourgeoise et petite-bourgeoise au sein de la classe ouvrière. Voilà le fondement matérialiste de la nécessité d’un parti d’avant-garde proclamée par Lénine.

La manière dont Lénine privilégie délibérément cette praxis politique, qui soulève constamment tous les aspects de la réalité capitaliste, opposée à la praxis trade-unioniste (« économiste « ) qui se contente d’agiter les travailleurs sur l’exploitation et l’oppression immédiates, subies dans leur propre entreprise, quartier, ville, (et à la limite : région, pays) est à la base d’innombrables malentendus et interprétations malveillantes. Les fondements théoriques de cette conception sont pourtant manifestes. Ce que Lénine conteste – et ce qu’ont contesté avant lui Marx et Engels, sauf peut-être dans quelques phrases de leurs œuvres de jeunesse, encore en général isolées de leur contexte – c’est que l’accumulation graduelle et discontinue de l’expérience immédiate aboutit « en fin de compte » à reproduire une analyse théorique, que seul un effort particulier avait pu produire initialement (évidemment dans un contexte historique déterminé en dernière analyse par l’existence préalable de la société bourgeoise et de la lutte de classe prolétarienne).

Cent grèves pour des revendications immédiates, même menées avec le plus grand acharnement du monde, n’aboutiront pas nécessairement à une conscience de classe globalisante, socialiste. Il suffit d’étudier l’expérience des luttes de classe en Grande- Bretagne pendant la deuxième moitié du XIXème siècle, l’expérience des luttes de classes aux Etats-Unis pendant la période 1940-1970, pour s’en apercevoir immédiatement.

Seule une activité qui dépasse celle des luttes « économistes « peut en définitive aboutir à une conscience qui dépasse celle du trade-unionisme. On peut difficilement accepter les prémisses de la dialectique matérialiste, de la théorie marxiste de la connaissance, et contester le bien-fondé de cette thèse de Lénine. La nécessité d’un parti ouvrier d’avant-garde découle donc de la nécessité de mener en permanence pareille activité, et de l’impossibilité dans laquelle se trouve la masse ouvrière dans son ensemble de la mener de manière continue, en régime capitaliste, en fonction de sa propre stratification objective et des puissants obstacles subjectifs qui empêchent une accumulation constante, graduelle, continue de conscience de classe en son sein.

La parti d’avant-garde fonctionne ainsi objectivement comme la mémoire collective de la classe ouvrière, celle qui empêche que les connaissances accumulées pendant les phases de luttes généralisées se perdent dans les phases consécutives inévitables de recul de ces luttes, celle qui assure la continuité de l’accumulation de conscience dans les conditions de discontinuité de l’activité politique des masses.

Ainsi, le concept de parti d’avant-garde nous ramène à celui de la périodicité des luttes de classe généralisées, du caractère cyclique des grandes explosions ouvrières. Nous découvrons ainsi un fondement matérialiste supplémentaire de la théorie léniniste de l’organisation. Car l’organisation séparée de l’avant-garde ouvrière est fonction des tâches à accomplir. Elle est un instrument de travail pour aboutir à une fin précise : transformer les explosions ouvrières généralisées en assauts réussis contre l’économie capitaliste et l’Etat bourgeois ; renverser avec succès le système capitaliste et mettre à sa place un Etat ouvrier – la dictature du prolétariat – qui entame avec succès la construction d’une société socialiste.

L’organisation de l’avant-garde, de manière séparée de la masse, n’est pas le seul modèle d’organisation ouvrière possible. Elle est fonction d’une perspective historique précise : celle de l’inévitabilité d’explosions révolutionnaires à moyen ou à long terme, qui ne se transformeront en révolutions victorieuses que grâce à l’activité de l’avant-garde organisée. En dehors de cette actualité de la révolution, l’organisation séparée de l’avant-garde ne se justifie qu’en fonction de mobiles purement idéologiques, qui risquent de dégénérer en sectarisme. Lorsque les seules luttes prévisibles sont des luttes partielles, l’accumulation graduelle d’expériences reste seule possible pour de larges masses et le seul rôle médiateur que l’avant-garde pourrait jouer serait celui de transmission des connaissances par la propagande et l’éducation – un rôle qui ne justifie pas une organisation séparée et qui se laisse réaliser au sein d’organisations de masse, à condition que celles-ci respectent un minimum de démocratie intérieure.

Il faut souligner à ce propos que Lénine n’avait une vue précise de l’actualité de la révolution, avant 1914, que pour la seule Russie (et quelques autres pays d’Europe orientale). En fonction de cette perspective, il s’abstint de prôner l’organisation séparée de l’avant-garde par rapport aux partis sociaux-démocrates de masse avant le 4 août 1914. Il se contenta de promouvoir une coordination assez relâchée entre divers courants de gauche au sein de la IIème Internationale, surtout à l’occasion des discussions qui éclatèrent quant à l’attitude à adopter envers la guerre impérialiste qui s’annonçait. Ce n’est que lorsque l’éclatement de cette guerre l’eut convaincu que le système capitaliste mondial était passé dans une phase historique de crise générale, qui mettait des révolutions à l’ordre du jour dans un grand nombre de pays, qu’il étendit le principe de l’organisation séparée de l’avant-garde à l’ensemble du globe et qu’il se prononça pour la création de l’Internationale Communiste.

Le caractère cyclique des explosions de grandes luttes d’ensemble du prolétariat, qui sont potentiellement révolutionnaires, découle de la complexité des circonstances nécessaires pour ébranler profondément la société bourgeoise et pour amener les travailleurs à dépasser le stade des luttes pour les revendications immédiates. Ce n’est qu’exceptionnellement que l’ensemble des facteurs nécessaires se trouveront réunis, tant les facteurs objectifs (crise profonde des rapports de production capitalistes) que les facteurs subjectifs (désunion et paralysie croissantes des classes dominantes ; affaiblissement de l’appareil de répression ; mécontentement croissant des masses laborieuses atteignant le niveau d’une sourde colère ; sentiment grandissant que les motifs du mécontentement ne peuvent obtenir des remèdes par la voie des réformes graduelles et de divers procédés de redressement « légaux « , mais exigent une action directe ; confiance grandissante des masses dans leur propre force, c’est-à-dire leur capacité de déclencher pareille action, etc..).

Il est évident que vu les tendances profondes à l’intériorisation des rapports capitalistes, et à la reprivatisation d’une masse d’ouvriers, au lendemain de luttes partielles, tendances inhérentes au mode de production capitaliste lui-même, le concours de circonstances qui rend la situation mûre pour les explosions révolutionnaires, ou potentiellement révolutionnaires, ne peut être qu’exceptionnel. Pour les mêmes raisons – auxquelles s’ajoute dans ce cas le poids de la défaite et du scepticisme qu’elle engendre – une explosion échouée, qui n’a pas atteint son but, ne peut être suivie à brève échéance, par une autre vague montante de luttes généralisées, mais sera suivie par un déclin de combativité des masses, jusqu’à ce qu’un nouveau faisceau de conditions favorables déclenche une nouvelle montée.

Nous parlons ici d’ » explosions « , non pas dans le sens d’événements isolés, mais de phases de luttes de classes se radicalisant et se généralisant progressivement, en opposition avec des phases de luttes éparses, réduites et autour d’objectifs seulement immédiats (nous ne pouvons pas traiter ici les rapports qui existent entre le cycle économique et le cycle des luttes de classes, mais nous indiquerons seulement en passant que ces rapports ne sont pas ceux d’une relation mécanique et directement causale).

Le rôle que l’organisation d’avant-garde a à accomplir par rapport à des explosions périodiques de luttes généralisées doit être examiné à la fois pour les phases préparatoires des luttes potentiellement révolutionnaires et pour les phases de luttes généralisées proprement dites. Il s’agit d’un double aspect du rapport dialectique « avant-garde/masses « qui est à élucider. Mais la nature même de la révolution socialiste, de la prise du pouvoir par la destruction de l’appareil d’Etat bourgeois implique la nécessité d’une action consciemment centralisatrice de luttes éparpillées, fussent-elles d’une ampleur colossale.

Si la société bourgeoise peut effectivement commencer à se désintégrer à la périphérie, dans des phases de crise révolutionnaire aiguës, cette désintégration ne peut jamais aboutir à la dissolution automatique de l’Etat bourgeois. Celui-ci doit être consciemment détruit. Lorsque cette destruction ne s’est pas effectuée, un processus contre-révolutionnaire peut être entamé avec succès même par des forces numériquement restreintes, s’opposant à des masses très nombreuses. Le rôle joué par des débris de l’armée impériale, pendant les semaines décisives de novembre 1918 – mars 1919 en Allemagne, en est la meilleure illustration, aux conséquences historiques les plus tragiques.

Le rapport entre l’avant-garde et la masse en période non-révolutionnaire est avant tout un rapport pédagogique de médiation. L’organisation d’avant-garde ne fonctionne pas seulement comme la mémoire collective de la classe, mais elle s’efforce constamment de communiquer les connaissances accumulées grâce aux luttes et aux expériences passées au nombre le plus élevé possible de prolétaires.

Quand nous parlons de processus pédagogique, nous n’oublions évidemment pas le caractère dialectique de ce processus, dans lequel il n’y a pas une vérité toute faite qui est transmise de manière passive à une foule censée être ignorante, mais bien un métabolisme d’expériences, un flux et un reflux constant d’impressions et d’idées, entre la masse moins politisée et l’avant-garde organisée. Ce n’est que lorsque ce flux est fermement établi dans les deux sens que l’avant-garde a définitivement surmonté le risque de devenir une secte ou une chapelle, qu’elle joue vraiment le rôle de mémoire et d’accumulateur d’expériences collectives de toute la classe.

La médiation entre le programme, résumant tous les enseignements des luttes passées et leur généralisation théorique, et la masse dont les préoccupations restent circonscrites autour d’objectifs immédiats, ne peut se faire exclusivement à l’aide d’une pédagogie littéraire – bien que Lénine ait souligné à juste titre que ce qui sépare le révolutionnaire du réformiste ou du centriste, c’est que le révolutionnaire poursuit la propagande révolutionnaire et la préparation de la révolution même dans les phases non révolutionnaires. Cette médiation exige également une forme spécifique d’action. Le « grand plan stratégique « de Lénine contenu dans « Que Faire ? « qui consiste à transformer le parti d’avant-garde en confluent et stimulant de tous les mouvements de protestation et de rébellion contre le régime établi qui ne sont pas objectivement réactionnaires, a été plus tard étendu par lui vers le concept de revendications transitoires, repris par Trotsky dans son Programme de Transition en 1938.

La stratégie des revendications transitoires implique l’élaboration de revendications qui, tout en partant des préoccupations immédiates des masses, ne sont pas réalisables et assimilables dans le cadre du régime capitaliste. Lorsqu’elle deviennent des mobiles d’actions généralisées de la classe ouvrière, elles tendent donc à briser les cadres de l’économie capitaliste et de l’Etat bourgeois. Ce n’est que si les masses se posent immédiatement de tels buts pour leurs actions que celles-ci pourront difficilement être résorbées par le régime, par l’octroi de réformes. Or, elles ne se poseront pas de tels buts au moment d’une grève générale si elles n’y ont pas été systématiquement préparées à l’avance, tant par la propagande que par des « actions exemplaires « et par la formation en leur sein de cadres ouvriers qui incarnent tout ce processus de médiation et qui le transmettent quotidiennement à leurs compagnons de travail.

Ce serait croire au miracle que de supposer la masse capable de trouver, d’instinct, au moment d’une grande explosion révolutionnaire, les revendications nécessaires pour faire triompher la révolution et capable de trouver la parade aux mille et une manœuvres réformistes qui ont permis l’étranglement de toutes les explosions révolutionnaires en Europe Occidentale, malgré des rapports de force momentanément fort favorables à la révolution.

La centralisation du parti, sur laquelle Lénine insista avec tant de force dans le débat autour de « Que Faire ? « est avant tout une centralisation politique, la compréhension du fait que la masse ouvrière n’accédera à la conscience de classe à son niveau le plus élevé qu’à condition de dépasser l’horizon étroit des expériences nées de luttes partielles, à condition en d’autres termes de centraliser ses expériences. L’aspect purement organisationnel de cette centralisation est secondaire dans le raisonnement de Lénine, et encore fortement influencé par les conditions spécifiques d’illégalité dans lesquelles se construisit la social-démocratie russe.

La faiblesse de l’argumentation de Rosa Luxembourg contre Lénine, c’est qu’elle concentre son feu sur l’aspect organisationnel de la centralisation léniniste, en méconnaissant largement son aspect politique. Ce faisant, elle est obligée de suggérer une théorie de la formation de la conscience de classe prolétarienne différente de celle de Lénine, beaucoup plus simpliste et beaucoup plus optimiste à la fois, qui considère que cette conscience de classe ne peut être qu’une fonction de la lutte et que la lutte suffit pour en assurer la formation.

L’expérience historique et notamment celle de la révolution allemande, s’inscrit en faux contre cette thèse. Même les luttes les plus larges, les plus tumultueuses, les plus longues (qu’on pense à la période d’agitation et de luttes de masse presque ininterrompues de 1918 à 1923) n’ont manifestement pas suffi pour assurer d’elles-mêmes un niveau de conscience suffisamment élevé aux masses ouvrières allemandes pour leur permettre d’accomplir une révolution victorieuse.

Comme ces luttes sont condamnées au déclin périodique, une théorie qui voit la formation de cette conscience comme simple fonction d’une expérience de lutte discontinue, sans rôle accumulateur, centralisateur d’expériences, et mémoire collective du parti d’avant-garde, condamne cette formation à opérer un tragique travail de Sisyphe. Pour rendre justice à Rosa Luxembourg il faut ajouter que dès 1914, et surtout dès l’éclatement de la révolution allemande, elle avait parfaitement compris que la différenciation idéologique du prolétariat ne serait pas automatiquement surmontée par l’ampleur des luttes elles-mêmes. C’est pourquoi elle prôna l’organisation séparée de l’avant-garde ouvrière, concept qu’elle inclut dans ses écrits programmatiques tels que « Que veut la Ligue Spartacus ? « . On peut donc dire qu’à ce propos elle était également devenue léniniste, à la fin de sa vie.

Lorsque nous examinons les rapports « avant-garde/masses « en période révolutionnaire, le tableau change et les insuffisances des débats 1902-3 apparaissent au grand jour. C’est surtout à propos de ces insuffisances que Lénine a apporté d’importants correctifs à sa théorie de l’organisation, après 1905 après août 1914, et surtout en 1917.

L’expérience historique a en effet démontré que l’existence d’un parti social-démocrate organisé (pour la terminologie de Lénine des années 1902-1903) n’est point une garantie du rôle objectif qu’il jouera dans la crise révolutionnaire. L’histoire nous a offert l’exemple de nombreux partis ayant pendant des années, affiché leurs convictions marxistes, qui, au moment d’une crise révolutionnaire, non seulement ne se sont pas efforcés de conduire celle-ci jusqu’à la conquête du pouvoir par le prolétariat, mais se sont même efforcés de freiner par tous les moyens l’ardeur révolutionnaire de ce même prolétariat, voire ont pris l’initiative d’organiser de manière délibérée la victoire de la contre-révolution. Le comportement de la social-démocratie allemande pendant la crise révolutionnaire en 1918-1919 en est l’exemple le plus typique – mais nullement le seul. L’arrivée au pouvoir de Hitler n’est que le résultat final de l’étranglement de la révolution allemande, étranglement dans lequel la responsabilité historique des Noske, Ebert, Scheidemann fut écrasante.

Rosa Luxembourg et Trotsky avaient pressenti une telle éventualité plus tôt que Lénine, dès les années 1903-1906. Ils avaient, en d’autres termes, compris que les mêmes masses ouvrières qui, dans des conditions de fonctionnement « normal « du capitalisme, étaient fortement influencées par l’idéologie bourgeoise et petite-bourgeoise, pouvaient dans des moments de crise révolutionnaire, faire preuve d’une initiative, d’une combativité, d’un élan révolutionnaire dépassant de loin ceux de militants éduqués pendant des années dans la théorie marxiste.

Lorsque nous examinons le bilan de l’histoire des luttes de classe depuis 1914, nous retrouvons cette leçon non pas une fois ou deux, mais littéralement des dizaines de fois. Enumérer toute la liste des explosions révolutionnaires où les partis ouvriers ont été débordés par l’activité révolutionnaire des masses, c’est dresser la liste de pratiquement toutes les crises révolutionnaires qui se sont succédées dans les pays impérialistes – et de pas mal de crises dans les pays semi-coloniaux et coloniaux également.

Est-ce à dire que l’histoire a démontré que l’initiative spontanée des masses (y compris des masses non organisées) est une condition suffisante de victoires révolutionnaires, et qu’il suffit d’éliminer les « freins organisés « pour qu’elle puisse assurer la chute du capitalisme ? Nullement. Car le bilan historique est double à ce propos. D’une part, les masses se sont avérées, à de nombreux moments « plus révolutionnaires « que les partis. Mais ces mêmes masses se sont également avérées incapables d’assurer par elles-mêmes, le renversement du capitalisme.

En l’absence d’une avant-garde organisée qui conquiert l’hégémonie politique en leur sein et qui concentre leur énergie sur des objectifs précis – destruction de l’appareil d’Etat bourgeois ; prise en mains des moyens de production et leur organisation sur un mode socialisé ; construction d’un nouveau pouvoir – leurs assauts les plus courageux, leurs victoires même les plus audacieuses, resteront sans lendemain. L’exemple le plus tragique et le plus convaincant à ce propos a été fourni par l’expérience espagnole de juillet 1936.

Une série de conclusions se dégage par conséquent de ce bilan historique qui permet une mise au point de la théorie léniniste d’organisation – mise au point que Lénine lui-même effectua au cours de la période 1914-1921. Avant tout, il est clair que la dialectique « masses/partis « se complique et s’étend, à la lumière du 4 août 1914. Elle devient « masses-partis ne suivant pas une ligne révolutionnaire-partis révolutionnaires « . L’existence de partis n’est plus une garantie contre la résorption de la classe ouvrière par l’idéologie petite-bourgeoise et bourgeoise. Au contraire, elle peut devenir le moteur et le véhicule de cette résorption, ainsi que ce fut le cas pour la social-démocratie d’abord, d’une série de PC de masse (en France, Italie, Grèce,etc..) ensuite.

Il ne s’agit plus d’opposer simplement et mécaniquement « l’organisation « à la « spontanéité « mais d’examiner à quelles conditions théoriques et pratiques l’organisation élève la conscience de classe du prolétariat, stimule son hostilité à l’égard de la société bourgeoise dans son ensemble, prépare son intervention massive dans des crises révolutionnaires, dans le sens de leur approfondissement et de leur généralisation, et éduque ses propres militants (l’avant-garde) dans le sens d’une intervention dans les crises orientée vers leur transformation en révolutions socialistes victorieuses.

Ensuite, il est clair que l’ampleur de l’activité des masses, au moment de crises révolutionnaires, ne permet pas d’enfermer le processus historique dans le seul rapport réciproque « partis-masses inorganisées « . Toute crise révolutionnaire dans un pays même moyennement industrialisé a jusqu’ici presque toujours abouti à la création de formes d’auto-organisation des masses (soviets, conseils ouvriers), embryons du futur pouvoir prolétarien et instruments immédiats d’une dualité de pouvoir de fait.

L’aspect profondément révolutionnaire de ces organes d’auto-organisation et d’auto-gouvernement des masses, c’est qu’ils embrassent précisément l’ensemble du prolétariat et des exploités, y compris cette partie d’entre eux qui reste inorganisée ou inactive pendant les périodes « calmes « ou de luttes de classes seulement partielles. Lénine a saisi l’importance-clé du phénomène des soviets avec un peu de retard sur Trotsky qui y voyait dès 1906 la forme d’organisation générale de la future révolution russe victorieuse, et la forme d’organisation universelle des révolutions prolétariennes.

Mais il la comprit à fond et non seulement de manière « opportuniste « et aux seuls moments révolutionnaires comme le lui reprochent des critiques contemporains malveillants. Et Lénine comprit mieux que Trotsky la dialectique particulière « soviets-parti révolutionnaire « que ce dernier n’assimila à fond qu’en 1917 : s’il est impossible d’avoir une révolution dans un pays industrialisé sans organisation de type soviétique – ce qui n’implique évidemment pas que la terminologie soit partout la même – de l’ensemble du prolétariat, il est tout aussi impossible d’avoir une révolution victorieuse sans qu’au sein des soviets une avant-garde organisée ne conquière l’hégémonie politique par un travail d’explication, de propagande et d’agitation inlassable, sans son action organisatrice, centralisatrice, sur l’immense énergie des masses libérées au moment de la crise révolutionnaire.

Ce « rôle dirigeant du parti « n’implique ni le concept d’un parti unique (qui contredit au contraire le concept de l’organisation soviétique. Car celle-ci, dans la mesure où elle doit être l’organisation de l’ensemble des travailleurs, doit inévitablement refléter la diversité des niveaux de conscience, d’affiliation idéologique et organisationnelle du même prolétariat, c’est à dire implique l’inévitable multiplicité des partis ouvriers et des tendances ouvrières), ni celui d’une hégémonie acquise par des mesures administratives ou répressives.

L’histoire de la révolution russe le confirme : l’emploi de telles mesures a toujours été en proportion inverse de l’hégémonie politique que détenait le parti bolchevique au sein du prolétariat et des masses les plus larges. Aussi longtemps que cette hégémonie – acquise par la supériorité de sa ligne politique et par sa capacité de convaincre les masses de celle-ci – était acquise, il ne devait avoir recours à aucune mesure répressive au sein de la classe ouvrière et de l’organisation soviétique elle-même (sauf des mesures d’auto-défense contre ceux qui avaient, au sens littéral du mot, déclenché la lutte armée contre le pouvoir des soviets). Toute mesure administrative et répressive qu’il fut amené à prendre au sein de la classe ouvrière résulta d’un déclin préalable de son influence politique prépondérante au sein de secteurs déterminés de celle-ci.

On peut chercher des causes à ce déclin dans telle ou telle erreur politique conjoncturelle commise par les dirigeants bolcheviks, à tel ou tel moment précis ; le débat, à ce propos, dure depuis un demi-siècle, et il ne se terminera pas de si tôt. Mais pour quiconque étudie cette époque historique avec un minimum de sens objectif, il est évident que les raisons essentielles de l’isolement progressif des bolcheviks au sein des masses en 1920-21 ne résident pas dans tel ou tel aspect secondaire de la situation ou de la politique de Lénine, mais dans des conditions objectives qui déterminaient à leur tour une passivité grandissante des masses. (Nous n’en tirons évidemment pas la conclusion menchevique, qu’il aurait mieux valu « ne pas prendre le pouvoir dans un pays arriéré « , ni la conclusion apologétique pour le stalinisme selon laquelle « le socialisme ne pouvait se construire en Russie qu’avec des moyens barbares, terroristes « . Tout dépend du degré relatif d’activité des masses ; une politique correcte du parti aurait pu, après 1923, relancer celle-ci puissamment).

C’est ici qu’on peut reconnaître combien se trompent tous ceux qui, suivant la Posa Luxembourg de 1903 – celle de 1918 était déjà plus prudente ! – croient encore aujourd’hui que le recours à l’activité des masses est le seul remède historique aux risques de bureaucratisation conservatrice du parti. Dans le cas de l’URSS du moins, la passivité croissante des masses a précédé (et dans une large mesure déterminé) la bureaucratisation croissante du parti. Et l’on peut reconnaître à Lénine ce mérite historique que si l’on compare le degré d’activité des masses dans les soviets dirigés politiquement par les bolcheviks et celle d’autres soviets, la durée de fonctionnement réelle des soviets en Russie avec celle du fonctionnement d’organismes de type soviétique dans les pays où des bolcheviks ne furent point hégémoniques au sein de la classe ouvrière, l’existence et « le rôle dominant « d’un parti révolutionnaire d’avant-garde du type léniniste non seulement ne peuvent pas être considérés comme antithétiques avec une organisation autonome des masses dans des organismes de type soviétique, mais lui assurent au contraire une existence plus longue et un fonctionnement meilleur et plus efficace.

Il est clair qu’au cours du débat 1902-3, Lénine avait sous-estimé les dangers qui pouvaient naître pour le mouvement ouvrier du fait de la constitution d’une bureaucratie en son sein. Il concentrait à cette époque son feu sur l’intelligentsia petite-bourgeoise et sur les « trade-unionistes « à l’horizon étroit. Ayant mieux assimilé l’expérience, déjà à cette époque fort ambiguë, de la social-démocratie allemande, Rosa Luxembourg put, mieux que Lénine, pressentir que le danger le plus grand de conservatisme et d’adaptation au statu quo n’allait surgir ni de l’une ni des autres mais de l’appareil social-démocrate lui-même. Installé dans des organisations de masse et dans les prébendes de la « démocratie bourgeoise « , cet appareil avait en réalité déjà « réalisé le socialisme pour son propre compte « . Il allait adopter une orientation fondamentalement conservatrice, rationalisée par la nécessité de « défendre l’acquis « . Le révisionnisme et le réformisme trouvent là leurs racines matérielles et sociales, autant qu’idéologiques. Cette « dialectique des conquêtes partielles « a ensuite été étendue par la bureaucratie stalinienne à l’échelle internationale.

A la lumière de l’expérience historique, Lénine saisit beaucoup mieux, à partir de 1914, le rôle-clé que la bureaucratie des organisations ouvrières risque de jouer dans la transformation de celles-ci d’un instrument pour propulser des révolutions socialistes, en un instrument de défense du statu quo social. Dans sa lutte contre la social-démocratie internationale, il accorda une importance essentielle à l’analyse de sa bureaucratisation. Dès 1918, il saisit à fond le danger de bureaucratisation du premier Etat ouvrier, et consacra une bonne partie des dernières années de sa vie à un combat contre ce danger.

Ce faisant, Lénine éleva d’ailleurs ce problème du domaine idéologique et psychologique (« les habitudes bureaucratiques « , « les méthodes bureaucratiques « , « la mentalité bureaucratique « ) au niveau social. Pour lui, la bureaucratie est une couche sociale qui défend des intérêts sociaux déterminés (essentiellement dans le domaine de la rétribution, du mode de vie, des revenus. C’est pourquoi elle n’est pas une classe sociale, elle n’occupe pas une place particulière et historiquement nécessaire dans le processus de production, ainsi que l’ont fait, du moins à une époque déterminée de leur histoire toutes les classes sociales). Et dès 1918, il transporte une bonne partie de ce raisonnement dans le domaine de l’Etat soviétique et dans la lutte contre la déformation bureaucratique de celui-ci.

On a soulevé contre Lénine le reproche que le modèle d’organisation du parti qu’il avait prôné aurait facilité le processus de bureaucratisation en URSS. Comme ce reproche lui avait été effectivement opposé dès 1902-3, il prend, après coup, une apparence d’analyse prophétique. Nous avons déjà répondu plus haut à l’objection selon laquelle Lénine aurait prôné un modèle d’organisation non-démocratique. Mais toute la question du modèle d’organisation possible des partis ouvriers mérite une analyse plus détaillée.

Pour autant qu’on écarte le club de discussion ou le rassemblement informel et discontinu d’individus, l’histoire nous a fourni deux modèles essentiels d’organisation de partis ouvriers : celui fondé sur la sélection individuelle des militants, d’après leur niveau de conscience individuel et leur activité ; et celui des sections fondées sur la circonscription électorale, rassemblant tous ceux qui affirment leur adhésion aux principes socialistes. Ces deux modèles, l’un « large « , l’autre « étroit « , recoupent assez bien la division de la social-démocratie russe entre « mencheviks « et « bolcheviks « .

Lequel de ces deux modèles s’est avéré le plus démocratique ? Nous dirons, à la lumière de l’expérience historique, que le premier s’est bureaucratisé bien plus rapidement que le second, et qu’en se bureaucratisant, ce dernier s’est d’ailleurs foncièrement reconverti vers le premier modèle.

Il n’est pas difficile de comprendre qu’un rassemblement d’un grand nombre de membres passifs – généralement absents aux réunions – sans niveau de conscience et « engagement « élevés, est bien plus facilement manipulable par un appareil ou par des démagogues individuels, qu’une communauté d’activistes communément engagés par toute leur vie dans la lutte pour une même cause, qui juge l’efficacité de chacun à la lumière de la contribution qu’il apporte pour la défense de cette cause. Plus un parti « large « charrie d’éléments passifs, et plus il facilite la bureaucratisation. Plus un parti d’avant-garde est composé exclusivement de militants actifs, et plus grande est la garantie contre la bureaucratisation. C’est d’ailleurs en noyant les éléments conscients et actifs dans un grand nombre d’adhérents passifs, que Staline a grandement facilité la bureaucratisation du parti bolchevik après la mort de Lénine,- comme Lénine en avait déjà exprimé la crainte dans son fameux « Testament « .

Le problème de la bureaucratisation du parti ouvrier – phénomène social facilité ou entravé par un modèle d’organisation déterminé, mais nullement causé par celui-ci – est étroitement lié à celui de la démocratie ouvrière, c’est-à-dire à la possibilité du contrôle des membres sur l’appareil, et de l’élaboration de la ligne politique en fonction des intérêts de classe à défendre (et non à des fins d’intérêts sectoriels, ou pis encore, à des fins d’auto-justification, danger qui menace toute organisation dans une société fondée sur la production marchande et la division sociale du travail).

A ce propos également, le bilan historique est clair. Du vivant de Lénine, le parti bolchevik fut un parti vivant et démocratique, traversant périodiquement des débats de tendance passionnés permettant l’expression d’opinions en désaccord avec celles de la direction (ou de sa majorité), n’excommuniant point des positions oppositionnelles, permettant à l’expérience de trancher les divergences tactiques. On peut affirmer, sans se tromper, que ce parti fut plus démocratique, et permit des débats de tendance plus systématiques, que n’importe quel parti ouvrier important dans l’histoire, – et certainement que les partis sociaux-démocrates.

Il est vrai qu’au moment où l’isolement des bolcheviks fut le plus grand, au moment de l’introduction de la NEP, Lénine proposa et fit admettre l’interdiction des fractions dans le parti. Il ne le proposa d’ailleurs que pour des raisons conjoncturelles et comme mesure passagère, et point comme question de principe. On peut penser que cette décision fut erronée,- et à la lumière de l’histoire, nous estimons qu’elle l’était effectivement, parce qu’elle permit à Staline d’étouffer progressivement le droit de tendance, et de ce fait toute démocratie intérieure dans le parti.

Mais ceux qui citent triomphalement ce « péché « de Lénine comme confirmant son « péché originel « prétendument anti-démocratique oublient par trop facilement qu’au même moment où Lénine s’engagea en faveur de la suppression du droit de fraction, il confirma solennellement le droit de l’oppositionnel Chliapnikov de faire imprimer ses vues oppositionnelles et de les faire distribuer aux frais du parti à chaque membre du parti, à des centaines de milliers d’exemplaires : qu’on nous montre donc un seul parti social-démocrate où cela a été pratiqué, nous ne disons pas systématiquement, mais même occasionnellement !

Et au même Xe Congrès du PCR, où fut prise la décision d’interdire les fractions, Lénine reconfirma non moins solennellement le droit de tendance, en s’opposant à un amendement de Riazanov qui voulut interdire qu’on élise à l’avenir le comité central selon des plate-formes de tendances. Si des divergences fondamentales éclatent, on ne peut pas interdire qu’elles soient tranchées devant l’ensemble du parti, s’exclama-t-il (« œuvres Complètes « , tome 32, p.267 de l’édition allemande, Dietz Verlag, Berlin 1961). C’est à partir du moment où la bureaucratie a interdit de telles discussions, et ce droit de tendance, que le parti a cessé d’être l’instrument révolutionnaire que Lénine avait forgé.

Un autre argument a encore été cité pour justifier la « tendance bureaucratique inhérente « aux conceptions d’organisation bolchévistes. C’est que Lénine lui-même a dû s’opposer à son propre « appareil « , chaque fois qu’il esquissa un tournant vers le « mouvement révolutionnaire des masses « , avant tout en avril 1917. Ceux qui défendent cette conception oublient un petit détail : c’est que dans ce drame historique il n’y avait pas que trois personnages principaux : le héros « positif «  : les masses révolutionnaires ; le « traître «  : l’appareil central du parti ; et Lénine, oscillant entre les uns et l’autre. Il y avait encore des milliers de militants ouvriers de base bolcheviks. C’est l’engagement résolu de ces travailleurs d’avant-garde qui a permis aux « Thèses d’avril « de Lénine de triompher si rapidement de la résistance de la majorité du Comité Central, au début de la révolution russe. C’est l’absence de cette couche médiatrice décisive qui a empêché Lénine de réaliser le même succès en 1922-23, au cours de son « dernier combat « contre Staline.

Nous voilà donc revenus à une catégorie sociologique, au lieu de considérations psychologiques et purement idéologiques. C’est cette catégorie de travailleurs d’avant-garde, incarnant la conscience de classe du prolétariat, presque seuls dans des phases de recul ou de stagnation du mouvement de masse, en communion intime avec la majorité de leur classe lorsque ce même mouvement de masse atteint son niveau le plus élevé, qui constitue le chaînon central de la conception léniniste d’organisation. Nous résumerons cette conception en affirmant qu’elle réussit à construire une union des éléments de continuité et de discontinuité, de pédagogie et d’apprentissage permanent des éducateurs, de centralisation et de démocratie, qui sont inhérents à la lutte prolétarienne. Elle incarne ainsi la tradition humaniste et révolutionnaire la plus valable de l’histoire contemporaine.

Ernest MANDEL